Contribution impromptue au défi Dürrenmatt de Zarline. Illustration: Bonaventura.
Nouvelle lue dans sa version originale et dans une traduction de Walter Weiderli; cf. Friedrich Dürrenmatt, "La Ville", Lausanne, Ex Libris, 1974, p. 165 ss.
Une confession d'abord: c'est un collègue qui m'a conseillé la lecture de la nouvelle "Le Tunnel" (Der Tunnel) de l'auteur bernois Friedrich Dürrenmatt (1921-1990). Merci à lui! Alors que je lisais le PDF du texte (version originale, en allemand!) qu'il m'a fait parvenir par courriel, je me suis dit que ce texte figurait peut-être dans le florilège "La Ville", ce qui m'a amené à retourner ma pile à lire (le livre était tout au fond, évidemment...). Et... bingo: "Le Tunnel" figurait au sommaire du recueil. Résultat: j'ai consacré ma soirée à une lecture bilingue de cette excellente nouvelle, agrémentée d'un petit vin italien léger et inspirateur et d'un chouette plateau de fromages.
Brièvement, de quoi s'agit-il? C'est l'histoire d'un étudiant qui prend le train et se retrouve désarçonné parce qu'en cours de voyage, le train emprunte un tunnel qui lui paraît nettemetn plus long que d'habitude. Une impression avérée...
Qui est cet étudiant? L'auteur ne lui donne pour ainsi dire aucune personnalité, refusant entre autres de le nommer. Il préfère le peindre sous la forme d'un chevalier moderne revêtu d'une armure pour le protéger contre les agressions, réelles ou supposées, des temps modernes: 24 ans, sûr de lui, il porte deux paires de lunettes (dont une paire de lunettes de soleil), vit chez ses parents qui assurent ses arrières, porte (plus étrangement) des tampons auriculaires et arbore fièrement sa couche de gras, présentée d'emblée comme un moyen de se préserver contre les horreurs qui l'entourent ("hinter den Kulissen", traduit de manière impropre à mon avis par "dans les coulisses"). Même la fumée de ses cigares Ormond Brasil 10, marque rappelée tout au long du récit de manière incantatoire, peut être vue comme une protection, une façon de brouiller les pistes autour de l'étudiant. En catimini, et dès les premières lignes, l'auteur semble suggérer: "regardez ce que je vais faire de mon preux chevalier en armure hyper-moderne!". Or, c'est justement un moyen de transport hyper-moderne, le train, qui va précipiter aux enfers l'étudiant à l'armure moderne.
Et pour cela, même si les éléments mis en scène sont bien du temps de l'auteur ("Le Tunnel" a été publié en 1952), pas besoin d'outils hyper-modernes: l'auteur recourt, tout au long du récit, aux codes de la narration romantique et fantastique. Le lecteur est d'abord jeté dans un flou géographique: il est baladé sur une ligne de chemin de fer qui oscille entre Olten, Berthoud (faussement rendu par "Burgdorf" dans la traduction), Zurich et Herzogenbuchsee - une ligne qui devait paraître familière aux lecteurs du vingtième siècle, mais que les pendulaires d'aujourd'hui ne connaissent plus guère s'ils sont coutumiers du trajet Berne-Zurich, aujourd'hui aménagé selon les progrès amenés par le projet ferroviaire Rail 2000.
Le côté romantique, lui, est amené sous deux aspects principaux. Il y a d'abord le contrôleur, qui intervient pour contrôler le billet de l'étudiant au moment où il se demande ce qui se passe. Le lecteur familier des codes de la littérature fantastique est amené à se demander si ledit contrôleur est vraiment humain: l'auteur le présente comme un être long, sec et surtout pâle. Des allures de fantôme, quasi inhumaines! Le contrôleur, puis le chef de train qui fait preuve d'empathie face aux inquiétudes de l'étudiant, jouent le rôle de pivots vers le fantastique, contrepoints à des personnages qui, à l'instar du joueur d'échecs concentré sur son ouverture "Nimzowitsch" (est-ce l'auteur lui-même, écrivain de "Der Schachspieler", après tout?), gardent les pieds sur terre. Les considérations météorologiques elles-mêmes, émises par le contrôleur, suggèrent que l'obscurité n'est pas due à un tunnel interminable - et rappellent incidemment le thème éminemment romantique de l'homme, tout petit face aux forces de la nature, qui le dépassent forcément, si armé qu'il soit. Et que peuvent faire une couche de gras double ou une paire de lunettes renforcée par des verres fumés face à un ouragan? On pense bien que l'auteur répond à cette question...
La nouvelle s'achève dans un charivari général, précipité, qui étonnera le lecteur, jusqu'à la dernière phrase. Ce charivari tranche pertinemment avec l'ambiance confinée que l'auteur installe dans son récit. Au sens le plus strict, il met en scène un train dont on ne devrait pas sortir (il roule vite, de plus en plus vite même), bondé qui plus est. Les sorties des personnages résonnent comme des tentatives désespérées d'arrêter un processus inéluctable et fou (pour ne pas dire hollywoodien, tant il est vrai que ce n'est qu'au cinéma qu'on voit des gens sortir d'un train en marche). Elles se posent en contrepoint à un confinement suggéré, du point de vue formel, par une rédaction très compacte et concise: la nouvelle ne compte qu'un seul long paragraphe, synonyme d'un gris typographique particulièrement dense aux yeux du lecteur.
Un coup de maître donc que cette nouvelle, finalement sauvée par un dieu qui ne sort pas du tout de sa machine - mais que l'auteur amène d'un coup de baguette magique magistrale pour conclure son récit. Un coup de baguette magique divin annoncé par une fine allusion au livre des Proverbes, tiré de l'Ancien Testament (Coré et l'abîme) et présenté comme parfaitement connu du lectorat germanophone. Ainsi le lecteur découvre-t-il, sur quelques pages, le génie de l'écrivain suisse Friedrich Dürrenmatt, en termes d'habileté et de concision, mais aussi de narration et de mise en scène de l'étrange.