Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
13 décembre 2011 2 13 /12 /décembre /2011 21:52

nullContribution impromptue au défi Dürrenmatt de Zarline. Illustration: Bonaventura.

Nouvelle lue dans sa version originale et dans une traduction de Walter Weiderli; cf. Friedrich Dürrenmatt, "La Ville", Lausanne, Ex Libris, 1974, p. 165 ss.

 

Une confession d'abord: c'est un collègue qui m'a conseillé la lecture de la nouvelle "Le Tunnel" (Der Tunnel) de l'auteur bernois Friedrich Dürrenmatt (1921-1990). Merci à lui! Alors que je lisais le PDF du texte (version originale, en allemand!) qu'il m'a fait parvenir par courriel, je me suis dit que ce texte figurait peut-être dans le florilège "La Ville", ce qui m'a amené à retourner ma pile à lire (le livre était tout au fond, évidemment...). Et... bingo: "Le Tunnel" figurait au sommaire du recueil. Résultat: j'ai consacré ma soirée à une lecture bilingue de cette excellente nouvelle, agrémentée d'un petit vin italien léger et inspirateur et d'un chouette plateau de fromages.  

 

Brièvement, de quoi s'agit-il? C'est l'histoire d'un étudiant qui prend le train et se retrouve désarçonné parce qu'en cours de voyage, le train emprunte un tunnel qui lui paraît nettemetn plus long que d'habitude. Une impression avérée...

 

Qui est cet étudiant? L'auteur ne lui donne pour ainsi dire aucune personnalité, refusant entre autres de le nommer. Il préfère le peindre sous la forme d'un chevalier moderne revêtu d'une armure pour le protéger contre les agressions, réelles ou supposées, des temps modernes: 24 ans, sûr de lui, il porte deux paires de lunettes (dont une paire de lunettes de soleil), vit chez ses parents qui assurent ses arrières, porte (plus étrangement) des tampons auriculaires et arbore fièrement sa couche de gras, présentée d'emblée comme un moyen de se préserver contre les horreurs qui l'entourent ("hinter den Kulissen", traduit de manière impropre à mon avis par "dans les coulisses"). Même la fumée de ses cigares Ormond Brasil 10, marque rappelée tout au long du récit de manière incantatoire, peut être vue comme une protection, une façon de brouiller les pistes autour de l'étudiant. En catimini, et dès les premières lignes, l'auteur semble suggérer: "regardez ce que je vais faire de mon preux chevalier en armure hyper-moderne!". Or, c'est justement un moyen de transport hyper-moderne, le train, qui va précipiter aux enfers l'étudiant à l'armure moderne.

 

Et pour cela, même si les éléments mis en scène sont bien du temps de l'auteur ("Le Tunnel" a été publié en 1952), pas besoin d'outils hyper-modernes: l'auteur recourt, tout au long du récit, aux codes de la narration romantique et fantastique. Le lecteur est d'abord jeté dans un flou géographique: il est baladé sur une ligne de chemin de fer qui oscille entre Olten, Berthoud (faussement rendu par "Burgdorf" dans la traduction), Zurich et Herzogenbuchsee - une ligne qui devait paraître familière aux lecteurs du vingtième siècle, mais que les pendulaires d'aujourd'hui ne connaissent plus guère s'ils sont coutumiers du trajet Berne-Zurich, aujourd'hui aménagé selon les progrès amenés par le projet ferroviaire Rail 2000.

 

Le côté romantique, lui, est amené sous deux aspects principaux. Il y a d'abord le contrôleur, qui intervient pour contrôler le billet de l'étudiant au moment où il se demande ce qui se passe. Le lecteur familier des codes de la littérature fantastique est amené à se demander si ledit contrôleur est vraiment humain: l'auteur le présente comme un être long, sec et surtout pâle. Des allures de fantôme, quasi inhumaines! Le contrôleur, puis le chef de train qui fait preuve d'empathie face aux inquiétudes de l'étudiant, jouent le rôle de pivots vers le fantastique, contrepoints à des personnages qui, à l'instar du joueur d'échecs concentré sur son ouverture "Nimzowitsch" (est-ce l'auteur lui-même, écrivain de "Der Schachspieler", après tout?), gardent les pieds sur terre. Les considérations météorologiques elles-mêmes, émises par le contrôleur, suggèrent que l'obscurité n'est pas due à un tunnel interminable - et rappellent incidemment le thème éminemment romantique de l'homme, tout petit face aux forces de la nature, qui le dépassent forcément, si armé qu'il soit. Et que peuvent faire une couche de gras double ou une paire de lunettes renforcée par des verres fumés face à un ouragan? On pense bien que l'auteur répond à cette question...

 

La nouvelle s'achève dans un charivari général, précipité, qui étonnera le lecteur, jusqu'à la dernière phrase. Ce charivari tranche pertinemment avec l'ambiance confinée que l'auteur installe dans son récit. Au sens le plus strict, il met en scène un train dont on ne devrait pas sortir (il roule vite, de plus en plus vite même), bondé qui plus est. Les sorties des personnages résonnent comme des tentatives désespérées d'arrêter un processus inéluctable et fou (pour ne pas dire hollywoodien, tant il est vrai que ce n'est qu'au cinéma qu'on voit des gens sortir d'un train en marche). Elles se posent en contrepoint à un confinement suggéré, du point de vue formel, par une rédaction très compacte et concise: la nouvelle ne compte qu'un seul long paragraphe, synonyme d'un gris typographique particulièrement dense aux yeux du lecteur.

 

Un coup de maître donc que cette nouvelle, finalement sauvée par un dieu qui ne sort pas du tout de sa machine - mais que l'auteur amène d'un coup de baguette magique magistrale pour conclure son récit. Un coup de baguette magique divin annoncé par une fine allusion au livre des Proverbes, tiré de l'Ancien Testament (Coré et l'abîme) et présenté comme parfaitement connu du lectorat germanophone. Ainsi le lecteur découvre-t-il, sur quelques pages, le génie de l'écrivain suisse Friedrich Dürrenmatt, en termes d'habileté et de concision, mais aussi de narration et de mise en scène de l'étrange.

Partager cet article
Repost0

commentaires

S
Now this is how people can improve their literature in ways that will not make issues among new and old readers. This way they would not be able to know the difference. This in turn would make things easy for others too.
D
Bonjour,<br /> J'ai eu du plaisir à découvrir ce billet et repenser à cette nouvelle que j'avais lue il y a bien longtemps.<br /> Si vous appréciez les férocités de Dürrenmatt à l'égard de la politique suisse, je vous recommande vivement le discours prononcé pour la remise du prix Düttweiler à F. Dürrenmatt, et édité sous le nom de &quot;Pour Vaclav Havel&quot;. Une pure merveille !http://www.domainepublic.ch/articles/15997
C
J'ai découvert Dürrenmatt au lycée et en allemand avec Der Verdacht (le Soupçon). Souvenir assez aigu d'une lecture qui m'avait subjuguée.
D
<br /> <br /> J'ai aussi découvert cet auteur au lycée, avec "Les Physiciens", pièce de théâtre à l'humour bien particulier, un peu fou comme peut l'être la Sonate à Kreutzer de Beethoven. Un bon souvenir<br /> aussi!<br /> <br /> <br /> <br />
Z
Woaw, quel billet! J'ai envie de me précipiter sur cette nouvelle là tout de suite mais même en retournant ma PAL, elle n'y est pas ;-( Je suis justement en train de lire La visite de la vieille<br /> dame, auf Deutsch, d'où une lecture très très lente mais Dürrenmatt, quel auteur hors du commun. En tous cas, merci pour ta participation.
D
<br /> <br /> J'avoue avoir été épaté par mes retrouvailles avec cet écrivain, que j'ai eu l'occasion d'étudier en profondeur au collège, c'est-à-dire il y a bien longtemps. Merci pour ce retour! A présent, je<br /> pourrais aussi avoir envie de lire l'ensemble du recueil de nouvelles "La Ville", qui traîne chez moi depuis bien longtemps.<br /> <br /> <br /> <br />

Présentation

  • : Le blog de Daniel Fattore
  • : Notes de lectures, notes de musique, notes sur l'air du temps qui passe. Bienvenue.
  • Contact

Les lectures maison

Pour commander mon recueil de nouvelles "Le Noeud de l'intrigue", cliquer sur la couverture ci-dessous:

partage photo gratuit

Pour commander mon mémoire de mastère en administration publique "Minorités linguistiques, où êtes-vous?", cliquer ici.

 

Recherche

 

 

"Parler avec exigence, c'est offrir à l'autre le meilleur de ce que peut un esprit."
Marc BONNANT.

 

 

"Nous devons être des indignés linguistiques!"
Abdou DIOUF.