Lecture commune; se sont
d'ores et déjà manifestées Cécile de Quoi de 9, Liliba et
Sandrine. J'essuie les
plâtres...
Enorme! C'est un peu ce qu'on a envie de dire en refermant "Les cochons sont lâchés",
numéro 148 de la collection des San-Antonio, paru en 1991. Enorme en de nombreux sens, à telle enseigne qu'on a quand même parfois envie de crier "pouce!" devant tant d'excès. Quelques fous rires
rattrapent cependant cette démentielle pochade argentine où les suites se succèdent au gré des chapitres.
Les personnages qui mènent la danse dans ce récit sont les premiers à incarner l'excès. On relève avant tout que le commissaire San-Antonio est absent de cette affaire éminemment personnelle,
puisqu'elle concerne la femme de Bérurier (curieusement un peu oubliée en cours de route) et son amant, injustement incarcéré à Mar del Plata, dans une Argentine de carte postale où les tangos
succèdent aux pièces de viande et aux vins Michel Torino. Restent Bérurier, donc, et l'antique Pinaud. Bérurier est l'homme de tous les débordements: gras, solide mangeur, buveur sans fond, grossier avec grâce si
c'est possible, doté d'un sexe démesuré, il mène l'enquête à la tronçonneuse. Sur ce coup-ci, Pinaud est son coéquipier. Immensément riche grâce à une invention détaillée dans un autre récit
("Papa, achète-moi une pute"), il constitue le soutien financer de l'expédition. Les frasques des deux personnages, installés régulièrement dans des lieux luxueux (par exemple les premières
classes d'un avion), constituent un contraste saisissant.
Le lecteur sera également saisi, d'emblée, par
l'abondance de scènes grivoises, voire explicites, ayant trait à la pratique de l'amour physique sous toutes ses formes - j'en ai dénombré une petite vingtaine, narrées de manières assez diverses
pour ne pas (trop) lasser, et l'affaire n'est jamais loin - quitte à déséquilibrer le récit en reléguant au second plan l'intrigue policière, qui peut paraître vraiment simpliste à des lecteurs
rompus aux thrillers millimétrés façon "Cadres noirs" de Pierre Lemaître. Déséquilibre également du côté des pratiques liées aux liquides et sécrétions corporelles: l'auteur décrit, non sans
complaisance, les vicissitudes intestinales de Pinaud (sans oublier ses chassies, comparées à de la mayonnaise - ô l'image choc!) et les flatulences de Bérurier.
Bérurier fait fort également du côté verbal. Certes, il arrête la charge d'un taureau rien qu'en poussant quelques cris. Mais surtout, c'est chez lui que le langage reste le plus fleuri, et
l'auteur lui fait la part belle au gré de pages entières d'à-peu-près et de délires verbaux. L'inventivité verbale s'exprime du reste aussi dans l'onomastique: chaque patronyme fait la fête au
calembour graveleux (ah, la fameuse Carmen Abienjuy!), et l'on voit apparaître, en arrière-plan, deux avocats stars genevois dont le nom est à peine maquillé: Dominico Verluza, le double de
Dominique Warluzel, et Marco Bonnanta, double de Marc Bonnant, dédicataire du
roman.
Déséquilibre, ai-je dit? L'absence de San-Antonio interroge le lecteur attentif sur le fonctionnement de cette équipe de policiers hauts en couleur, divers et complémentaires. Cet ouvrage porte
certes bien son titre; mais le lecteur n'y trouvera pas les deux éléments modérateurs que peuvent être le commissaire San-Antonio lui-même (séducteur en finesse, réduit ici à l'état de narrateur
absent et paradoxalement omniscient) et Jérémie Blanc, homme de couleur, de culture et d'élégance également. De ce point de vue, les personnes intéressées à lire ce titre sont averties que ça
dérape souvent... et que c'est volontiers salissant.
Un bon moment de lecture, malgré tout? Certes. "Les cochons sont lâchés" est quand même mené tambour battant par un auteur qui connaît son métier et sait donner ce qu'ils attendent à ses fidèles
lecteurs. Il y a aussi du gag, pas toujours du meilleur aloi, mais ça marche. De quoi se vider la tête avec une lecture rapide, donc... à ne pas parcourir avec les habits du dimanche.
San-Antonio, Les cochons sont lâchés, Paris, Fleuve Noir, 1991.