Roman noir, aussi lu par Biblio, Cathulu, Cécile Baudry.
Lu en partenariat avec Blog-O-Book et les éditions du Cherche-Midi, que je remercie ici!
Sans doute l'avez-vous aperçu dernièrement en librairie ou dans votre kiosque habituel: traduit de l'anglais par Hubert Tézenas, le roman "Les enfants de la nuit" de Frank Delaney vient de paraître aux éditions du Cherche-Midi. "Pas trop tôt!", voudrait-on dire, puisque l'original date de 1997! Un gros ouvrage porté par une plume forte et habile, le premier d'une tétralogie, qui, sous des dehors tranquilles, offre des pages plus qu'inquiétantes.
Je l'ai laissé entendre dans le titre du présent billet: les expériences pseudo-médicales réalisées par les nazis sur des êtres humains constituent le fondement ultime de ce récit. L'auteur donne en effet à voir un ensemble de familles juives "typiques" regroupés pour observation dans un lieu par ailleurs suffisamment confortable pour reproduire des conditions de vie normales. L'idée? Identifier les mécanismes qui permettent de disloquer la cellule familiale. Tout cela se passe à Schloss Martha, un lieu situé dans l'ouest de l'Allemagne, au début des années 1940. Vrai, faux? Certes, l'auteur dédie ce roman à une survivante; mais je dois avouer n'avoir rien retrouvé sur le Web à ce sujet - si vous, amis lecteurs, en savez plus, dites-le moi. Mais comme le dit le proverbe italien, "se non è vero, è ben trovato": si l'auteur a inventé cette histoire de toutes pièces, il s'est montré des plus crédibles, recréant des rapports et procès-verbaux d'époque afin de cerner parfaitement l'esprit du nazisme: vivisectionnisme humain façon Mengele, observation de tous les instants, personnel médical inquiétant sous des dehors avenants, malaise des familles ainsi séquestrées - à la fois vaguement reconnaissantes de vivre dans une prison dorée et quand même conscientes d'être l'objet d'expériences dont elles ne sont que le hochet.
Et en parlant de hochet, ce roman en présente un autre en la personne du narrateur, Nicholas Newman (et non Michael, comme le dit le prière d'insérer). Architecte star, cet homme est aussi un personnage au caractère faible, subissant l'action à la manière d'un certain Frédéric Moreau dans "L'Education sentimentale" de Gustave Flaubert (à la différence que Newman en est conscient et en souffre), incapable en particulier de faire le deuil de Madeleine, son amante, sauvagement assassinée. Le rapport? Madeleine a justement été l'une des fillettes nées dans le contexte de Schloss Martha. Dès lors, voilà Newman plongé malgré lui dans une histoire qui le dépasse: on le persuade par tous les moyens, y compris et surtout les plus violents (shampooing à l'acide, vidange des comptes en banque, agression aux hydrocarbures, nettoyage par le vide de son logis), de collaborer à une manoeuvre visant officiellement à élucider tout ça... Alors, que vient faire-là-dedans une dénommée Alice, qui vit aux Etats-Unis?
De l'officiel à l'officieux, on l'imagine, les retournements de situation ne manquent pas. Il y a par exemple le coup de théâtre d'Alice, ultime survivante, qui, se retrouvant face à son supposé très bon protecteur de jadis, Lukas Waterman, ne le reconnaît pas; il y a la tentation de Nicholas, soudain arrêté par la police américaine comme suspect principal, d'endosser la responsabilité de la mort criminelle de trois jeunes femmes, nées à Schloss Martha et disparues dans un bref laps de temps dans des conditions identiques après avoir connu une vie similaire - une similitude soulignée par la ressemblance visuelle de l'agencement de leurs logis. Un aspect qui ne saurait laisser un architecte sans réaction.
Jeu de rappels également dans l'histoire de la vie du narrateur lui-même, que le lecteur découvre à l'occasion de flash-back et de séquences introspectives au fil d'un roman où, par ailleurs, la castagne ne règne pas. Nicholas a perdu son frère, suicidé à l'âge de 14 ans par pendaison. L'auteur crée un rappel intéressant dans l'immeuble que Nicholas construit pour un mystérieux client, le "Killionaire": la cage de l'ascenseur est présentée comme une grande trappe pour une potence de pendaison.
Des dehors tranquilles, ai-je dit? L'auteur avance lentement ses pions, sans rien forcer, allant jusqu'à laisser parler le sixième sens de son narrateur... aidé par un étonnant policier grec nommé Pankratikos - un personnage secondaire particulièrement soigné. Fait d'emblée révélateur, il fait démarrer son roman dans les ambiances feutrées d'un hôtel de luxe situé à Zoug, en Suisse, localité considérée par les fortunes du monde comme un havre fiscal à la fois sûr et discret. C'est que l'histoire pilote ses personnages aux quatre coins de l'Europe: Athènes, Venise, Albi, l'Allemagne, les Etats-Unis même. Mais si l'on s'y rend en supersonique (Concorde), on reste dans l'ambiance feutrée des classes supérieures.
On l'a compris donc: la sérénité n'est qu'apparente dans ce roman qui privilégie les ambiances lourdes... lourdes de suspens et de mystère, un mystère encore renforcé par quatre énigmatiques statuettes en améthyste - une pierre qui a donné à ce roman son titre original: "The Amethysts".
Frank Delaney, Les Enfants de la nuit, Paris, Le Cherche-Midi, 2010.