Virgile Rossel (1858-1933) fait partie de ces classiques littéraires suisses qu'on a
un peu oubliés aujourd'hui. On retient davantage de lui son activité de juriste et d'homme politique radical, engagé dans des travaux associés au Code civil suisse et à son unification au niveau
national. Né à Tramelan, l'homme est par ailleurs très attaché au Jura (qui n'était pas encore un canton suisse à part entière à l'époque où il a vécu), ce dont témoignent ses poèmes. C'est sur
cette terre, entre Bienne, Neuchâtel et Tramelan, que se déroule l'action de "Jours difficiles", roman paru en 1896, dont les Editions de l'Aire ont donné une réédition en 2009.
"Jours difficiles" est, son sous-titre l'indique, un "romans de moeurs suisses". C'est donc bien en terre helvétique que l'auteur campe son récit; celui-ci s'attache par ailleurs à peindre
l'activité d'un des fleurons traditionnels de l'industrie suisse: le monde horloger. Evoluant dans le petit village imaginaire de Lodèze (qui rappelle Saint-Imier), ses personnages sont fort
divers: ouvriers ballottés entre les bienfaits de la prospérité et les effets pervers de la crise, petits artisans et gros patrons aux reins apparemment solides. Un petit monde à la Zola, dont
l'auteur décrit le jeu d'interactions: amours quasi coupables entre un fils de patron et une ouvrière, courage des artisans et ouvriers, optimisme d'inventeurs naïfs trop facilement victimes
d'arnaqueurs, banquiers sourcilleux. Le socialisme, voire l'anarchisme ou, en filigrane, le luddisme, passent par là, donnant à l'auteur l'occasion de peindre de belles scènes, dignes d'un
Zola, de foules échauffées par les discours et les alcools, ainsi que d'émeutes qu'on regrette plus tard: "L'âme paisible de notre peuple n'a pas de vieilles réserves de malice ni d'envie;
elle peut être moutonnière et s'égarer, elle est foncièrement droite et bonne", décrit l'auteur (p. 281).
Si les sujets abordés peuvent faire penser à Emile Zola, Virgile Rossel s'en distingue stylistiquement par une relative absence de lyrisme - on est loin, dans sa prose, des "symphonies de
fromages" qu'on peut lire dans "Le Ventre de Paris" ou des pages poétiques de "La Faute de l'abbé Mouret". Certes, le style de Virgile Rossel ne s'interdit pas les métaphores et les images
poétiques parlantes au besoin; certes, les fonctions et objets sont nommés avec précision; mais il va le plus souvent à l'essentiel, offrant au lecteur actuel un style qui, certes soigné, ne
lui paraîtra jamais pesant.
Si le monde horloger est au centre de "Jours difficiles", sur fond de crise, c'est surtout le management qui fait l'objet de descriptions précises. Posons le contexte: deux entreprises, Malessert
et Fustier, se disputent la primauté de la production de montres au village de Lodèze. Une concurrence faite de coups bas, certes, mais aussi de respect réciproque de la part des patrons,
deux anciens qui se sont pour ainsi dire faits tout seuls et fonctionnent en autocrates. Ingénieur formé à Winterthour, Fustier est présenté comme le chef qui retrousse les manches: "Au travail,
patron", se dit-il par exemple (p. 34). Très investi, il est présenté comme le cerveau de son entreprise, n'hésite pas faire usage d'une certaine manière d'espionnage industriel et, de
manière très weberienne, à sanctifier le travail. Son erreur prend des allures de péché d'hybris: il a phagocyté le concurrent, Malessert, en pleine période de crise persistante.
Malessert renvoie un autre point de vue, qu'on peut présenter comme un dysfonctionnement: contraint par les circonstances, le fils de famille, Jean, lâche et viveur, reprend comme il le
peut les rênes de l'entreprise familiale. L'absence de transfert des compétences de la part du père patron à ses proches collaborateurs ou à son fils (que ses parnets ont élevé loin du souci de
gagner sa vie) oblige Jean Malessert à tâtonner, à apprendre le métier de patron alors qu'il n'est plus temps. Quelques fiertés mal placées, enfin, accélèrent la déconfiture de l'entreprise
Malessert.
La question de la gestion de la qualité est également abordée, avec l'obsession permanente, pour les horlogers, d'une production sans aucune erreur - alors qu'aujourd'hui, ce risque est accepté
et géré. Pour faire bon poids, l'auteur ajoute un personnage de maire, Biétry, également engagé dans la production horlogère; sa position politique l'oblige cependant à ménager la chèvre et le
chou. On peut ainsi le voir soit comme un acteur timoré, soit comme un point d'équilibre entre les forces en présence. Le lecteur ne manquera pas non plus l'élément religieux, incarné entre
autres en la personne de Marie ou en le pasteur Emmanuel Fustier, qui regrettent les effets délétères d'une gestion qui oublie le personnel: certes, des idées qui semblent aller de soi
aujourd'hui sont évoquées (formation du personnel, prise en charge sociale, etc.), mais elles ne font pas partie des priorités des patrons, même si ceux-ci y pensent. Le lecteur de "Jours
difficiles", roman de crise horlogère, découvre ainsi le portrait d'une région, de personnages et surtout le témoignage saisissant et efficace d'une époque et d'un contexte: la fin du
dix-neuvième siècle horloger dans le Jura suisse.
Virgile Rossel, Jours difficiles, Vevey, L'Aire, 2009.
On en parle aussi sur Gauchebdo.
Photo: http://www.retrotrame.ch