Dans mes bagages creusois, j'ai emporté un petit bout de pays sous la forme d'un livre qui a tout du manifeste. Il s'agit du "Quand la Suisse française s'éveillera" de l'abbé Clovis Lugon - qui, pour le coup, tombe sa soutane pour se faire le champion d'une Suisse romande libérée d'une Suisse alémanique perçue comme un joug. A noter que ce livre a paru aux éditions Perret-Gentil (Genève) en 1983, ce qui ne l'empêche pas de rester actuel par certains aspects; pour les autres, il est intéressant d'essayer d'imaginer ce que l'auteur ressentirait en voyant la situation actuelle.
L'hypothèse de départ est simple: avec ses gros sabots, la majorité germanophone/dialectophone de la Suisse est en train d'écraser les minorités linguistiques du pays. Pour l'auteur, il est déjà trop tard pour le romanche, et plus que temps pour l'italien; pour ce qui est du français, il lui semble qu'il est temps d'agir, au moment où il prend sa plume.
L'auteur fait un constat, qu'il érige en état des lieux en début de livre: la presse romande est aux mains des Suisses alémaniques: "L'Hebdo", propriété du groupe Ringier (dont le siège est actuellement à Zofingue, en Argovie), est pour lui un journal parlant français mais dont les idées sont alémaniques (p. 152). Que dirait-il aujourd'hui du groupe lausannois Edipresse, en cours de vente au groupe alémanique Tamedia (siège à Zurich)? Autre élément: une part importante des emplois en Suisse romande dépendent d'entreprises alémaniques qui n'hésiteront pas à sacrifier les Welches si ça les arrange.
Savoir la langue de l'ennemi, c'est déjà le vaincre un peu... et c'est pourquoi l'enseignement de l'allemand en Suisse est pratique. L'auteur apporte des nuances, voire une franche opposition à une telle démarche. Il expose entre autres un ressenti que connaît tout Romand arrivant en Suisse alémanique (n'est-ce pas, Anthony Hodgers?): après avoir appris le "bon" allemand, il découvre qu'outre-Sarine, on parle dialecte... et pas partout pareil. Pas franchement motivant pour apprendre l'allemand... l'auteur arrive aussi avec un autre argument: en décrétant que l'allemand est la première langue étrangère que les Romands doivent apprendre à l'école, on joue le jeu de la majorité alémanique. L'idée? Si tout le monde sait l'allemand, il devient superflu, pour tous, de maîtriser les langues minoritaires! C'est ce qui a tué le romanche, sous couvert de bilinguisme... et la question reste d'actualité à l'heure où certains cantons alémaniques préfèrent privilégier, à l'école obligatoire, l'enseignement de l'anglais plutôt que celui de la langue de Chessex.
Ainsi se profile, et force est là de constater que l'auteur n'a pas peur des mots, un génocide. Génocide sans morts, certes - si ce n'est la mort de cultures, par assimilation à la culture alémanique dominante; il faudrait inventer ici le terme de "culturocide". L'auteur pose même la question qui tue: la Suisse est-elle disposée à accepter d'être un pays qui tue ses minorités linguistiques par étouffement, sans même s'en rendre compte? D'un point de vue culturel, on retiendra un sous-entendu de l'auteur: la proposition de candidature de l'écrivain romand Charles-Ferdinand Ramuz au Prix Nobel de Littérature, dans les années 1940, aurait été freinée par des Suisses alémaniques. Si quelqu'un peut m'en dire plus à ce sujet...
... et que proposer à la place? L'auteur relate ici, en termes pas
toujours clairs pour qui ne sait pas tout (il conviendrait d'avoir des informations complémentaires), l'épopée de l'autonomie du canton du Jura, présentée comme une péripétie pas tout à fait
finie puisque certains districts francophones sont restés dépendants du canton de Berne; l'analyse est linguistique, forcément. Sous la plume de Clovis Lugon, le canton du Jura fait
néanmoins figure d'élément qui a réussi à se défaire tant soit peu d'une tutelle alémanique qu'il n'a pas choisie. Autre exemple mis en avant: la bannière de la Romandie (illustration; source:
Wikipedia) et la vignette automobile "CH-Romandie", perçues, à tort selon l'auteur, comme des actes inutilement perturbateurs: "dormez, bonnes gens..." - comme s'il était interdit de
manifester une identité romande, par-delà les inévitables bisbilles cantonales.
Enfin, Clovis Lugon ne se fait pas faute de rappeler le passé commun qui lie la Savoie et la Suisse romande - un bout de route bien plus enrichissant que, par exemple, la soumission de facto du canton de Vaud au canton de Berne, jusqu'à ce que Napoléon Bonaparte vienne y mettre bon ordre. Ce lien éclaire, dans une certaine mesure, le nom a priori paradoxal de "Suisse française": si l'on veut bien, à part quelques années sous Bonaparte, la Suisse n'a jamais été française.
On peut ne pas être d'accord avec tout ce qu'assène cet ouvrage au ton volontiers péremptoire, préfacé qui plus est par le politicien et séparatiste jurassien Roland Bégulin; presque trente ans après, on lui reconnaîtra cependant deux mérites: celui d'avoir sans doute suscité le débat à l'époque, en rebondissant sur des questions brûlantes d'actualité à la fin des années 1970 et au début des années 1980, et celui d'être encore partiellement d'actualité aujourd'hui.
Clovis Lugon, Quand la Suisse française s'éveillera, Genève, Perret-Gentil, 1983.