Il
s'en passe de belles à l'Amiral-Bar, établissement public situé quelque part dans le treizième ou le quatorzième arrondissement de Paris! C'est une auteure suisse qui en dépeint l'ambiance
populaire, dans un esprit très parisien, dans le roman "Le désaimé" de Clarisse Francillon. C'est d'ores et déjà un classique, puisque ce livre a paru pour la première fois en 1958. En en
réalisant une réédition en 2008, les éditions Plaisir de Lire ont rendu ses couleurs à un texte vivant qui tranche avec ce que l'on peut attendre de la littérature suisse romande de cette
époque.
Une Romande qui parle de Paris, et avec quelle fraîcheur... tel est sans doute l'un des succès d'écriture du "Désaimé", qui se pose d'emblée, aux yeux du lecteur, comme un roman très parisien, vivace et versatile, rédigé par une personne qui, née en Suisse mais ayant fait ses écoles en France, sait de quoi elle parle et choisit son camp, se tournant résolument, au moins l'espace d'un roman, vers un lectorat français et parisien. Cela, quitte à prendre ses distances avec une littérature romande, féminine ou non, à vocation volontiers édifiante.
Et alors, que se passe-t-il sous le regard de la Lune qui orne la page de couverture signée Serge Lador de l'édition "Plaisir de Lire" de ce roman? Pour la faire courte, c'est l'histoire d'une adolescente amoureuse d'un violoniste en duffle-coat, violoniste qu'elle attendra dix-sept mois. L'auteur ne dit rien sur l'issue de cette liaison éminemment virtuelle; elle en fait plutôt le substrat d'une forme d'éducation sentimentale.
En revanche, elle en dit long, mine de rien, sur une certaine société, constituée par une poignée de personnages issus des milieux populaires parisiens des années 1950. Le souvenir de la guerre et de ses traumatismes est présent, comme le suggèrent certains flash-back. Et à l'époque dépeinte, le lecteur est placé face à de braves gens issus des couches populaires et laborieuses: une chapelière un peu entremetteuse, un couple qui tient un bar et dont la fille se languit, un artiste-peintre rongé par l'alcool, et le souvenir de quelques Juifs qui ont subi les affres de l'Occupation. D'autres personnages ont connu les péripéties de la Libération, à l'instar de Dermot, fascinant parachutiste américain. Le tout, autour d'un bar et d'un carrefour qui, cristallisant mille péripéties, deviennent ainsi le coeur de ce roman à la temporalité resserrée... du moins en apparence.
C'est que si la narration "omnisciente" s'attache à brosser un bout de quartier parisien aux prises avec des problèmes très, très quotidiens, l'auteur glisse en contrepoint des épisodes importants rédigés à la première personne. C'est là que parle cette "fille flasque" sans nom, guide du lecteur, située à l'opposé des stars de cinéma (les beautés contre les laiderons), et dont le seul tort est d'être tombée amoureuse d'un violoniste venu boire un verre au bar de ses parents. Elle se morfond dans une arrière-salle, ce qui peut être perçu comme l'intégration d'une vie promise à jouer les seconds rôles - une position qui, il faut bien le dire, est favorable à une introspection qui constitue un jalon de la littérature romande. Et rappelle de loin, par sa langueur, certains traits de l'introspection romantique telle qu'on la connaît depuis Benjamin Constant et qu'elle s'est perpétuée chez certains écrivains de Suisse romande.
Cela dit, en mettant soudain la presque narratrice de ce roman dans la position d'une actrice à part entière, la conclusion du roman rompt avec le schéma introspectif et démontre qu'il est possible à ce personnage clé d'être autre chose qu'une anti-héroïne qui se satisfait d'un rôle de figurante. Ce faisant, elle suggére aussi, en filigrane et de manière moderne pour l'époque, qu'une femme peut aussi prendre son destin en main, toute seule, comme une grande: "A dix-sept-ans, une apprentie de bureau peut se débrouiller. Aurais-je dû m'en aviser plus tôt?", conclut le roman, sur le ton ouvert d'une émancipation aux allures féministes.
Quant à la narration, elle revêt une décontraction qui tranche avec ce que peuvent faire les écrivains romands à la fin des années 1950. A cet égard, le lecteur découvrira avec "Le Désaimé" un roman d'une originalité certaine. Empruntant au registre familier pour recréer un univers populaire, ce roman a des accents décontractés et une aisance de ton qui rappellent Raymond Queneau, sans pour autant aller jusqu'à l'inventivité verbale absolue. Le lecteur retient aussi une approche libre, faussement déstructurée, qui n'est pas sans rappeler le jeu d'associations libres des pensées propre à chaque être humain.
Clarisse Francillon, Le désaimé, Lausanne, Plaisir de lire, 2008, postface de Carine Corajoud.
Pour en savoir plus: Catherine Dubuis, Une femme entre les lignes, Lausanne, Plaisir de lire, 2012.