Celle ou celui qui ouvre "Le Coeur en poche", premier roman de
l'auteur belge Christine Aventin, va découvrir la personnalité d'Alexandra Lecler, 15 ans, narratrice du récit, et son petit monde. Un univers peu évident, puisque sa mère, prostituée, travaille
dans une maison close de la Rue Saint-Denis, à Paris. Publié en 1988 alors que l'auteur avait 17 ans, ce bref récit a connu un succès phénoménal. Et aujourd'hui encore, il sait parler à son
lectorat grâce à sa prose fluide et alerte, placée au service d'un propos profond, grave parfois.
Pour ainsi dire, ce roman se structure en deux parties, séparées, du point de vue de l'action, par l'assassinat de Véronique par son souteneur. Le lecteur découvre donc Alexandra, dite Alexie, dite Alex (mais elle déteste), fille presque comme tout le monde: certes, elle sait à quoi s'en tenir par rapport aux activités de sa mère et, à ce titre, ne se fait pas d'illusions; mais elle aspire à davantage de normalité: un papa (elle va finir par le chercher), un petit ami, une maison à la campagne... Sa personnalité est attachante; on apprécie son refus de s'apitoyer sur soi-même, son optimisme et son dynamisme, reflété par le style parfois direct de l'auteur.
Le domicile de la mère et de la fille fait figure de cocon durant toute la première partie, un lieu d'où l'extérieur apparaît souvent hostile ou intrusif. On pense ici à la figure de Gérard, souteneur violent et sournois, ou à la police, dont on ne sait jamais vraiment ce qu'elle veut. Le téléphone joue aussi un rôle ambivalent - police, mais aussi Julien, soupirant d'Alexandra. Quant à la visite de Gérard à Alexandra, il est possible d'y voir un viol - symbolique, en plus de la tentative bien réelle qu'a perpétrée Gérard de suborner Alexandra.
Julien, dans ce récit, c'est l'histoire d'un rendez-vous manqué avec l'amour. Toute la première partie est traversée par les situations d'incommunication sur ce sentiment, qui paraît toutefois essentiel aux yeux d'Alexandra - et fait figure, pour le coup, d'occasion unique d'avoir une relation sentimentale harmonieuse avec quelqu'un, loin de l'amour tarifé.
La deuxième partie du récit va signaler une évolution sur au moins deux fronts. Il y a d'abord le dévoilement du personnage de Julien, qui s'avère plus baiseur que sentimental et n'acceptera pas la difficile vérité au sujet du père d'Alexandra (déjà sa mère, ça n'a rien d'évident pour un fils de famille bourgeoise). Et le décès de Véronique impose à Alexandra de découvrir le vaste monde, au gré d'un départ en Bretagne qui signifie sa première rencontre avec sa famille... et l'arrivée dans un monde totalement à part, finalement hostile.
Evolution, découverte du vaste monde: loin de Paris, la narratrice va aussi apprendre. Faut-il faire confiance aux religieux, par exemple? Le thème apparaît de manière plutôt naturelle dans le récit; dans le train, un prêtre refuse de libérer deux places pour un couple d'Arabes dont la mère est enceinte - et le lecteur fera rapidement le parallèle avec la vie des parents du Christ, qui ont trouvé plus d'une fois porte close. Cela contraste avec la belle histoire biblique de Marie-Madeleine, que le prêtre raconte à Alexandra pour la réconforter. Religion à deux vitesses? La narratrice trouve cela bien (trop?) commode.
En voyage, elle se forge aussi une image des représentants du sexe masculin, à partir de son vécu: un grand-père alcoolique mais aimable, un pervers qui ramasse les autostoppeuses... tous des salauds, alors? A priori, le tableau n'est pas flatteur. Mais Alexandra tombera aussi sur une équipe de routiers vraiment sympas. Par ailleurs, il y a Corniaud, un chien, qui est présent dans sa poche (son coeur?), dans les mauvais moments. Et c'est auprès d'un homme a priori moche et détestable, mais qu'elle va aimer passionnément avant même de le rencontrer, que la route d'Alexandra, devenue plus mûre, va se terminer: son père... Et en refermant le livre, on a envie de partager avec Alex et son père les oranges bien vitaminées qu'elle ne manquera pas de lui apporter lors de sa prochaine visite.
Christine Aventin, Le Coeur en poche, Paris, Mercure de France, 1988/Folio, 2006.