Lu dans le cadre du défi "Rentrée littéraire 2012".
Le lecteur qui se plonge dans "Les Murènes", premier recueil de nouvelles au titre énigmatique du jeune écrivain vaudois Cédric Pignat (éditions de l'Aire, 2012), sera d'emblée frappé par la qualité d'une langue française très écrite, d'une grande beauté formelle, encore enrichie par un vocabulaire étendu et précis, où affleurent entre autres l'usage pertinent du subjonctif imparfait et l'emploi de mots qu'on a un peu oubliés: oblitérer, lénifiant, lippe, etc. Il sera également sidéré par la capacité de l'auteur à jouer sur les sonorités des mots, sur les allitérations, assonances et fausses rimes afin de créer une certaine musique.
Mais la beauté formelle ne serait rien si elle ne se plaçait pas au service d'un projet littéraire cohérent et pertinent. Ici, le lecteur sera comblé, au fur et à mesure qu'il avancera dans sa lecture du recueil. Chacune des nouvelles a sa démarche, différente, obligeant à une lecture attentive - qui sait captiver jusqu'à la chute du texte, par exemple dans "L'Autre", première des nouvelles des "Murènes", qui tourne autour du fin mot de l'affaire: celui-ci se profile, au fil des phrases, comme la tache aveugle qu'on a envie de connaître. Baignée de classicisme, la nouvelle "L'Amphore" rappellera quant à elle plus d'un souvenir aux passionnés d'Antiquité grecque, sur un mode résolument optimiste.
De nouvelle en nouvelle, mine de rien, l'auteur installe le motif de la sensualité, parfaitement mis en valeur par cette langue extrêmement travaillée jusqu'à arriver, dans certains textes, à une précieuse esthétique de l'érotisme. Esthétique qui a pour caractéristiques le souci du détail et le goût du plan rapproché et donne à chacun des textes évoquant l'empire des sens une précision vertigineuse, à l'instar de "Des baisers", qui fait figure de tropisme du baiser - au sens que pourrait lui donner Nathalie Sarraute - , ou de l'observation précise des empreintes sur un verre ou de l'impression laissée par un praliné dans la bouche, dans la nouvelle "Ophélie".
Orfèvre de la langue française, l'auteur se place sous le patronage des écrivains les plus magistraux d'hier et d'aujourd'hui. Les exergues de chacun des textes, citant de grands auteurs, en sont la manifestation la plus évidente pour le lecteur. L'auteur sait par ailleurs jouer avec ses références. Ainsi la nouvelle "Taedium Vitae" met-elle en scène un personnage qui n'est pas sans rappeler le des Esseintes du roman "`À rebours" de Joris-Karl Huysmans - un Huysmans qui refait surface dans une autre nouvelle du recueil, comme en écho. Charles Baudelaire, quant à lui, est omniprésent dans "Les Veines vides"; au lecteur de détecter les myriades d'allusions à ce poète, glissées dans le texte. Quant à la nouvelle "Elle ne peut plus", enfin, elle renvoie à Larry Brown (dont je parlais en son temps...) puisque c'est de lui qu'il est question; mais l'idée de la narration d'histoires au téléphone rappelle plutôt Gianni Rodari, écrivain italien qui, dans ses "Fables au téléphone", compile les histoires qu'il raconait chaque soir au téléphone à sa fille, qui dormait loin de lui.
Ainsi l'auteur développe-t-il, de nouvelle en nouvelle, une esthétique personnelle complète de la littérature, rapprochant la forme et le propos pour développer la très recherchée adéquation du fond et de la forme. Si la langue travaillée flatte l'esprit du lecteur, le caractère charnel ou vertigineusement précis du propos flatte quant à lui ses sens. Le lecteur goûtera ces textes à petites doses, en prenant le temps de les méditer et d'en sucer, comme qui dirait, la substantifique moelle.
Cédric Pignat, Les Murènes, Vevey, L'Aire, 2012.