Roman de science-fiction, lu par Cachou.
Lu dans le cadre d'un partenariat avec Blog-O-Book et les éditions Robert Laffont, que je remercie ici!
Charles Babbage? Le roman "La Machine à différences" de William Gibson et Bruce Sterling développe une uchronie reposant sur la question suivante: et si cet homme du dix-neuvième siècle avait matériellement pu développer plus avant son invention - les "Machines à différences", justement? Dans leur uchronie, traduite en français par Bernard Sigaud et rééditée par Robert Laffont, les deux auteurs s'amusent à imaginer, dans une certaine mesure, ce qu'aurait été l'année 1855 si des ordinateurs existaient alors.
Fabuleux, la technique!
Il y a donc un côté Jules Verne dans cette longue histoire. Les éléments technologiques sont nombreux. On pense naturellement aux "vapomobiles", voitures modernes carburant à la vapeur, qui ont remplacé les chevaux dans les courses. Il y a aussi des objets plus usuels, tels ces allume-feu auxquels les auteurs ne donnent pas de forme particulière. Ou, naturellement, les dérivés de la machine à différences - et les professions y afférentes, en particulier celle de pointeur, chargé de percer les cartes perforées qui servent de support aux informations: les pointeurs ont un humour geek que les informaticiens d'aujourd'hui ne renieraient pas forcément. Enfin, le kinotrope pourrait être l'ancêtre du cinéma... ou de la présentation PowerPoint.
Evidemment, il y a un côté farce, habilement soutenu à coups de traits d'esprit et d'humour par les deux auteurs, à jouer ainsi d'anachronismes apparents; mais mine de rien, ce roman met d'emblée en scène un Etat policier où toute personne susceptible d'être suspecte est fichée sur carte perforée. L'enjeu en est, de manière fort actuelle, le contrôle de la marche du monde. Le personnage de Sybil Gerard en sait quelque chose.
Brillant, le dix-neuvième siècle anglais!
Les auteurs sont aussi très doués pour ce qui est de peindre, dans des couleurs vivantes, une époque que l'on reconnaît bien, en dépit de l'élément "ordinatoresque": le dix-neuvième siècle victorien (1855). Les connaisseurs reconnaissent cette époque grâce aux personnages historiques ayant réellement existé qui constituent l'arrière-plan du récit: Charles Babbage bien sûr, mais aussi le célèbre Lord Byron et sa fille Ada (qui a donné son prénom à un langage de programmation et a passé sa vie à chercher une martingale infaillible pour gagner ses paris sportifs). On rencontre aussi des êtres moins célèbres tels Sam Houston, aventurier texan; et derrière le Mexique français, c'est le profil de Gaston de Raousset-Boulbon qu'on cherche à deviner.
Ce sont les luddistes, contempteurs des machines modernes, qui sont volontiers présentés comme les méchants de l'histoire, face aux Radicaux. Ainsi les auteurs mettent-ils en scène une histoire aux contours politico-économiques également, touchant à d'autres enjeux: les trafics d'armes, le portrait d'une certaine misère sociale et les réponses parfois délirantes qu'on y apporte. Cela, sans oublier les recherches scientifiques, longuement présentées en deuxième partie: Ned Mallory, dit "Léviathan", est un paléontologue connaisseur de brontosaures.
Le portrait de l'époque est donc vivement coloré, oscillant sans cesse entre palaces, gens plus ou moins respectables, porteurs de hauts-de-forme, lieux de spectacle, bals interlopes, chambres de bonnes, laboratoires - sans compter les rues de Londres empuanties par un été étouffant et sans pluie - une ambiance morbide qui doit quelque chose au romantisme littéraire.
Long, quand même, le roman!
On le conçoit à la lecture de ces lignes, William Gibson et Bruce Sterling sont parvenus à brosser un vaste panorama d'une époque et des humains qui l'ont connue, en ne changeant qu'une donnée. Mais avaient-ils vraiment besoin d'autant de pages et de mots pour y parvenir? Le lecteur appréciera certes la vaste description quasi in extenso de la conférence que Sam Houston donne sur le Texas; peut-être trouvera-t-il longues, en revanche, les digressions paléozoologiques qui émaillent la deuxième partie du roman. De même, si "la" triple scène chaude entre Ned Mallory et la fille vénale au grand coeur Hetty est croustillante, empreinte d'une liberté de ton simple et rafraîchissante, était-il nécessaire de la développer sur treize pages (249-262)?
Tous ces éléments tendent à larguer le lecteur dans une histoire qui se perd un peu dans l'anecdotique, est c'est là l'important bémol que je mettrai à ce roman. Cela est cependant sauvé par une vision du monde richement argumentée, joliment rythmée quand même par des descriptions de daguerréotypes qui donnent à l'ensemble une vision nostalgique - de même que les documents bruts cités, réels ou inventés, dans la partie conclusive de ce roman.
William Gibson, Bruce Sterling, La Machine à différences, Paris, Robert Laffont, 2010, trad. Bernard Sigaud.