Roman, lu par Clara (merci!), Florinette, Le Grand Nulle Part, Passion des livres, Tinusia.
C'est en lisant le billet de Clara que je me suis souvenu que "Alice dans les livres" de Jean-Marie Gourio se trouvait quelque part au fond de mes fonds de piles à lire, à peu près depuis sa parution en 2006. Son avis m'a incité à faire remonter cet ouvrage, et je ne l'ai pas regretté. Il convient certes de s'habituer à la prose poétique de l'auteur, à son univers, à ses pages écrites tantôt en bleu, tantôt en noir, mais le voyage en vaut la peine.
L'histoire? Elle est simple, difficile et surtout tragique. Alice est une fillette de six ans qui se sait condamnée par un cancer - on devine à travers les lignes la nature de cette maladie. Elle bénéficie cependant du soutien de son père Samuel et, surtout, les livres lui offrent un havre de rêve. Alice au pays des souffrances rencontre ainsi Alice au pays des merveilles, et c'est l'univers du roman de Lewis Carrol qui servira de fil rouge au roman de Jean-Marie Gourio.
L'idée de départ de l'auteur est de faire du livre de Lewis Carrol un être animé, un personnage à part entière, qui attire vers lui la malade, en termes enthousiastes. Au sens le plus littéral, Alice passe donc de l'autre côté du livre, de l'autre côté du miroir pour reprendre les idées de Lewis Carrol, pour vivre dans un univers de rêves - d'abord avec Alice, puis avec d'autres romans où la guide un certain Lapin blanc, toujours en retard... ou presque.
Et s'ils sont étranges et pénétrants, les rêves d'Alice au pays des souffrances ne sont pas des plus agréables. Les interpolations que fait l'auteur entre les deux Alice, le lapin blanc et une poignée de romans fameux démontrent une belle économie de moyens pour, déjà, suggérer l'inévitable issue: boucherie dans le monde du "Ventre de Paris" d'Emile Zola, champ de bataille dans "Le Grand Troupeau" de Jean Giono, lapins et souris tués par Lennie dans "Des souris et des hommes" de John Steinbeck. Pierre Mac Orlan et Vladimir Nabokov sont aussi représentés, et les milliers d'autres livres que les écrivains ont laissés sont suggérés, comme autant d'univers possibles où gratter.
La mort doit-elle cependant être perçue comme une fin? Certes, c'est une bougie qui s'éteint, comme une âme qui s'en remet à Dieu. Mais l'auteur parvient à développer une eschatologie originale en faisant intervenir quelques personnages du roman "Alice au pays des merveilles" chargés de venir chercher Alice, qui souffre dans son lit d'hôpital. "Sais-tu mourir?" Face à l'ignorance d'Alice, ils lui font passer le miroir - et simplement vivre autrement, comme s'alignent autrement les mots des derniers paragraphes du roman. Ainsi, la vie n'est pas détruite, elle est transformée.
L'auteur est aussi un poète accompli, qui sait que les mots servent à autre chose qu'à relater platement des faits. C'est un homme de rythmes, alternant passages calmes et lignes exaltées à coups de points d'interrogation et d'exclamation, qu'on aurait presque envie de lire à haute voix. Autre exemple: la suggestion des pulsions du coeur d'Alice qui bat, relié à un appareil, marquées par des "pour toi, pour toi, pour toi" (p. 27/28). Le coeur vert, lumineux, de l'appareil, constitue sans doute une couleur complémentaire au coeur rouge sang (couleur de plus en plus présente dans le récit, à mesure qu'on avance) de la fillette. Et cette rythmique intervient à nouveau en fin de roman, comme un rappel, lorsque tout bascule, lorsque tout est décidé.
Livre difficile et tragique, certes, livre abordant un sujet sensible. Mais "Alice dans les livres" transcende et illumine son sujet en tirant des mots, des phrases et du patrimoine littéraire humain ce qu'ils ont de meilleur, de plus profond. A recommander, chaudement.
Jean-Marie Gourio, Alice dans les livres, Paris, Julliard, 2006.