Lu dans le cadre du défi "Premier roman".
Merci aux éditions Chapitre 12 pour l'envoi!
Photo: l'auteur et son livre; Christophe Lusseau, L'Echo de la presqu'île.
Le filon des personnages jumeaux est intarissable, et l'exploration des liens problématiques de personnages nés de la même mère, le même jour à la même heure, paraît sans fin. Cela, à telle enseigne que les éditions Chapitre 12 ont publié récemment deux ouvrages mettant en scène une telle paire de personnages. J'ai parlé dernièrement de "Quand s'éteindront les lucioles" de Murielle Nguyen Thuy. A son tour, Anne-Sophie Doudet suit, dans son premier roman "Le Passé de verre", les vicissitudes de deux faux jumeaux prénommés Jeanne et Martin. Cela, dans une ambiance bien construite, oscillant entre Paris et province, où se retrouvent les ombres d'Emile Zola, de Gustave Flaubert (celui de "L'Education sentimentale") et, plus largement, d'un certain XIXe siècle littéraire.
Une image nuancée de la franc-maçonnerie
Le lecteur comprend dès la page 77, avec la mention du GADLU, qu'il sera question de franc-maçonnerie. L'abréviation est présentée comme mystérieuse, et le personnage de Jeanne a toutes les raisons de ne rien comprendre à ce mot mystérieux. En revanche, gageons que les lecteurs habitués aux ouvrages mystérieux (ou, peut-être, aux lecteurs curieux du "Symbole perdu" de Dan Brown, qui fait pâle figure à côté de "Le passé de verre" à ce point de vue) auront compris tout de suite que les francs-maçons nomment ainsi "le grand architecte de l'univers".
L'auteur pose que les francs-maçons, figures d'un certain progressisme, sont des acteurs importants de la révolution de 1848. La vision qu'elle en renvoie est riche, nuancée et captivante à la fois. On découvre ainsi des personnes attachées à leurs rituels, mais qui savent également rigoler: les boute-en-train les plus actifs de ce roman, Thomas et Augustin (deux noms de théologiens catholiques fameux, je veux croire que ce n'est pas un hasard!) sont en effet initiés et ne s'en cachent guère (ce qui n'est guère en phase avec les principes d'une société qui s'affirme discrète et devait l'être en temps de persécution... faiblesse des personnages?), et le rappel des banquets républicains donne de la franc-maçonnerie française au XIXe siècle une image plutôt joyeuse, pour ne pas dire festive. Quant aux tenues, même si elles sont blanches, elles sont représentées avec un réalisme suffisant pour paraître crédibles. Enfin, "Le passé de verre" n'occulte pas pour autant ce que peut impliquer la fraternité active chère aux francs-maçons.
En contrepoint, l'auteur ne cèle pas les difficultés d'une société persécutée par un Louis-Philippe qui s'accroche au pouvoir, présenté comme certain que les francs-maçons complotent contre lui afin de restaurer la république en France. La vie des francs-maçons se déroule donc dans des sous-sols, voire dans des catacombes de Paris - cet univers souterrain exploré également par P. J. Lambert dans "Le Vengeur des catacombes", prix du Quai des Orfèvres 2008. L'auteur a du reste la présence d'esprit de montrer les atermoiements de ses membres, forts en pensée, dès lors qu'il fait agir: faut-il accepter une femme dans leurs rangs, quitte à donner tort à la tradition et à se distancer des "constitutions d'Anderson"? Et quand faudra-t-il prendre les armes pour de bon? Là, les vieux réflexes paraissent prendre le pas sur les grands principes proclamés. Cela, l'auteur le rappelle avec pertinence.
Les vicissitudes d'une paire de jumeaux
Ce roman peut aussi être lu à travers le filtre des vicissitudes d'une famille à l'hérédité lourde - un parcours classique, puisqu'il a déjà été exploré à de nombreuses reprises par les écrivains du XIXe siècle: débuts de vie en orphelinat, reprise en main par un riche héritier qui a ses principes et traîne un lourd passé. L'auteur crée une tension autour de ses deux personnages: de caractères différents, ils se retrouveront, ballottés par les aléas de la vie, face à face lorsqu'il faudra se battre - elle, du côté de la république, lui, du côté de la monarchie finissante. Quelques ingrédients savamment distillés viennent mettre de la haine dans les coeurs des deux jumeaux, instillant la tension la plus forte qui soit: celle qui pousse un frère et une soeur à s'en vouloir à mort. Mais comment sortir de ce déterminisme? Tel sera l'un des enjeux de "Le passé de verre".
L'auteur exploite aussi d'autres ficelles de la littérature du siècle de Victor Hugo, et en particulier du romantisme, et même de littératures antérieures. Ainsi se retrouve-t-on avec des personnages de jeunes femmes maladives, à l'instar de cette jeune fille qui meurt du choléra dans le château provincial du Comte de la Boutonnière, faisant écho aux quintes de toux de Jeanne, malade à Paris où elle vient de s'installer. Ne croit-on pas voir tousser ici une certaine Marguerite Gautier, figure de "La dame aux camélias" de Dumas Fils (paru en 1848)?
Enfin, les marques sur la peau des deux jumeaux, signalant que ceux-ci sont de noble naissance, renvoient au thème classique de la reconnaissance: la ficelle a notamment été exploitée dans "Les Noces de Figaro" de Beaumarchais. Mais alors que Beaumarchais réserve la reconnaissance pour la fin de sa pièce, l'auteur de "Le passé de verre" l'utilise comme point de départ de son intrigue, qui n'aurait pas existé si ses personnages s'étaient contentés de vivoter dans un orphelinat.
L'auteur balade donc son lectorat dans un voyage dans l'envers de l'histoire du milieu du XIXe siècle et fait revivre certains mécanismes et schémas littéraires de l'époque - avec pertinence, puisqu'il est toujours bon de se souvenir des auteurs de l'époque que l'on entend dépeindre et de s'imprégner de leur vision du monde. Un peu brute de décoffrage certes, l'écriture est globalement suffisamment fluide pour captiver le lecteur et l'entraîner dans un voyage où l'ésotérisme, discret, finit par se faire l'allié de la Grande histoire et d'une quête identitaire sinueuse et difficile.
Anne-Sophie Doudet, Le passé de verre, Paris/Bruxelles, Chapitre 12, 2012.