Lu par Keisha.
Un long, très long voyage à travers la vie et l'Afrique australe. C'est le programme du roman "L'Arbre de l'oubli" d'Alexandra Fuller, qui paraît aujourd'hui même aux Editions des 2 Terres (d'où vient l'illustration du présent billet; merci également pour l'envoi de ce livre en primeur!). Certes, le lecteur trouvera une explication cohérente au nom de ce fameux arbre, qui apparaît sporadiquement dans le récit; mais cette désignation a aussi un côté antiphrastique dans la mesure où il s'agit de Mémoires... celles de l'auteur elle-même, qui suggère que "L'Arbre de l'oubli" est le récit de sa propre existence - et, plus généralement, de toute sa famille. Un récit qui a un pied en Europe et l'autre en Afrique australe.
Le choix de la forme des Mémoires interdit à l'auteur de basculer dans deux tentations qu'on sent présentes dans ce roman: celle du burlesque franc et celle de la grande fresque historique. La tentation du burlesque franc est suggérée par les portraits dressés par l'auteur de certains de ses personnages, en particulier l'inénarrable Nicola, sa mère, collectionneuse d'excentricités et de casseroles Le Creuset - ce qui peut assez vite lasser et oblige la narratriche à creuser au-delà et à rechercher la personnalité profonde de sa mère, façonnée par un vécu d'exception. L'esprit de la grande fresque historique est présente, dans la mesure où il est nécessaire de rappeler régulièrement au lecteur un contexte qu'il ne connaît pas forcément dans ses moindres détails. Ainsi quelques pages du roman sont-elles allouées au récit de la guerre des Boers ou de l'indépendance unilatérale de la Rhodésie, suivie de sa mise au ban du concert des nations. De quoi se forger une culture tout en suivant les péripéties d'une famille que les temps n'ont pas épargnée, et dont les péripéties savent émouvoir.
L'équilibre entre ces deux extrêmes narratifs est bien tenu, offrant une cohérence certaine à ce récit. Il satisfera les adeptes d'un juste milieu où il n'est pas interdit de sourire, ni de s'émouvoir face à des épisodes déchirants. La mère dialoguant avec sa fille en vue de rédiger "l'Horrible Livre" de son histoire, c'est par éclats que l'histoire démarre, par exemple par les leçons d'aviation ou les tentatives homériques d'équitation de Nicola. Et progressivement, alors qu'il est un peu perdu en début de lecture, le lecteur va finir par trouver ses marques et par voir un récit évoluer, se construire pour dresser le portrait complet et détaillé d'une mère et, en arrière-plan, d'une famille de colons fiers de leur état, se sentant attachés à l'Afrique (Zambie, Kenya, Rhodésie/Zimbabwe) en dépit de leurs origines écossaises.
Cette fierté des colons européens, sincèrement soucieux de valoriser les terres qu'ils occupent et de faire vivre dignement leur famille, tranche avec les images souvent vues de coopérants désabusés et hypocrites installés en Afrique. Cela pose aussi la question des relations avec les indigènes - des indigènes qu'on ne voit guère (les colons vivent entre eux), si ce n'est au moment de la décolonisation, où le point de vue change puisque soudain, ils se retrouvent aux manettes, par exemple dans tel hôpital où Nicola doit accoucher. Pas forcément facile à vivre...
Certaines pages peuvent paraître longues à la lecture. Certaines revêtent une splendeur épique imposante, encore magnifiée par un alcoolisme omniprésent - vin sud-africain ou portugais, voire boissons plus fortes - et par certaines peintures de la nature sauvage africaine et des animaux qui peuplent le continent. Cela, sans oublier le rappel de quelques pages musicales glorieuses, allant de l'opéra à la musique de variété en passant par les hymnes patriotiques tels que "Jerusalem" de Charles Hubert Hastings Parry, déjà entendu dans le film "Les Chariots de feu". Autant d'ingrédients pour constituer le portrait de Nicola et le récit du vécu d'une famille à travers une bonne part du vingtième siècle.
Alexandra Fuller, L'Arbre de l'oubli, Paris, Editions de 2 Terres, 2012.