"No man's land", tel aurait pu
être le titre du roman "En zone frontalière" de Sherko Fatah. Tel est en effet le décor que cet écrivain berlinois, Kurde par son père et écrivant en allemand, offre à son personnage
principal, un passeur qui, au péril de sa vie, traverse régulièrement les champs de mines pour passer de l'Irak en Turquie afin d'y acheter les biens dont son entourage a besoin.
Un tel roman ne saurait exister sans un jeu de tensions bien présent. Le lecteur est immédiatement plongé dans le quotidien du passeur, présenté comme le rouage d'une société victime d'embargo,
certes indispensable mais si dépourvu de visage qu'il n'a pas de nom, pas d'histoire ou presque - juste une famille, un fils même, ce qui le fait avancer. Le quotidien? C'est une
"carrière" de trafiquant, transportant, alcool, cigarettes puis ordinateurs portables, que le lecteur découvre. Et c'est aussi un homme qui sait déterrer les mines. Le roman est dominé ici
par une lenteur qui fonde le jeu de tensions précité et semble refléter, par exemple, les gestes minutieux d'une personne qui déterre une mine. L'auteur laisse éclater la force de son propos au
gré d'un style sobre évitant tout pathos, toute figure intempestive.
Quelques passages sont cependant plus rapides, et cognent avec violence. On pense par exemple à l'épisode où, aux mains de soldats eux aussi sans visage, il se fait humilier. Les dialogues sont
ici rapides, nerveux. Une autre manière de dire la violence, violence agie et subie alors qu'elle est latente, toujours potentielle, face aux mines.
C'est bien le pays d'aucun homme que l'auteur décrit ici. Il n'y a aucun nom de personnage ou presque (prénommé, Beno revêt un supplément d'existence et traverse ainsi le roman avec une aura
énigmatique), et les lieux ne sont pas nommés non plus; les localités sont désignées de manière vague. Et naturellement, rien n'indique clairement le passage de la frontière - si ce n'est un
champ de mines dont le passeur seul détient la carte.
Ce passeur, seul connaisseur de sentiers risqués, peut-il figurer une métaphore de l'artiste? Le lecteur peut y penser. Artiste qui, comme l'a écrit Charles Baudelaire, plonge "Au fond
de l'inconnu pour trouver du nouveau!", le plus souvent à travers mille périls, au prix d'une vie difficile que figurent les champs de mines, afin d'aller quérir ce dont les gens ont besoin
- des gens qui portent sur le passeur un regard ambigu, entre évitement et respect. "Ce qui s'affronte est toujours ce qui est parent, songea-t-il, et quelqu'un chez moi est fait pour
courir entre les feux", peut-on lire en p. 94 - courir entre les feux, prendre des risques pour dire l'essentiel comme le passeur les prend pour aller chercher des objets de luxe ou de
première nécessité, n'est-ce pas justement la destinée de l'artiste, qui met toujours sa vie en jeu? Un point de vue à envisager.
Ce roman dur et sobre conserve ainsi une actualité tragique et permet donc une lecture à plusieurs niveaux. Riche, il requiert une lecture attentive; mais le lecteur en sortira étonné.
Au sens fort et beau de ce mot.
Sherko Fatah, En zone frontalière, Paris, Métailié, 2005.