Qu'on se rassure: mes billets livresques se sont faits rares ces derniers temps, mais je n'ai pas arrêté de bouquiner pour autant, à un rythme de cannibale même, en vue de la rentrée
littéraire; affaire à suivre! Mais c'est avec tout autre chose que je reviens à la chose romanesque.
Je viens de terminer ma lecture de "Electrons libres", un
roman intrigant et captivant signé de l'Anglais James Flint, librement inspiré de la vie de l'artiste James L. Acord. Roman technologique? Quête initiatique? Roman de formation? Road
story? Difficile à classer, "Electrons libres" est un peu tout ça. Et c'est ce qui fait sa spécificité et sa richesse.
La traduction du titre en français constitue le premier élément intéressant de ce livre.
"Electrons libres" recèle en effet un double sens pertinent: d'un côté, il évoque des humains difficiles à classer, comme ceux que le lecteur va croiser dans ce roman: des hippies, des
marginaux, des personnages à double fond, des habitants de l'Amérique profonde et pas toujours fréquentable, etc. De l'autre, c'est l'énergie nucléaire qui est évoquée par le biais d'une telle
expression. La traduction de ce titre, signée Alfred Boudry, est donc presque plus subtile que le titre original anglais "The Book Of Ash", qui fait référence au personnage principal (dont l'un
des noms est Ash, mais qu'on appelle Cooper James dans tout le roman) et aux cendres qu'il va recevoir par courrier postal, directement à son bureau.
Le bureau, justement... et les électrons libres: Cooper James s'est trouvé un travail d'informaticien d'Etat pour tourner le dos à tout ce que son père, hippie convaincu, professait avant
qu'il n'aille faire sa vie ailleurs que dans la communauté où Cooper a grandi. Le roman s'ouvre sur une scène révélatrice de Cooper James, qui est d'ailleurs le narrateur du roman: planté sous la
pluie avec sa collègue Liz, il se retrouve à écouter les justifications de celle-ci (qui est sa chef, par ailleurs) lorsqu'elle veut garder pour elle toute seule l'unique parapluie dont ils
disposent. On est aux limites du mobbing, là! Le lecteur découvre ainsi un personnage principal peu sûr de lui; il découvre aussi, progressivement, qu'il s'est construit à la
va-comme-je-te-pousse dans le milieu étrange des hippies, que l'auteur brocarde finement mais allègrement (ah, l'humour anglais!) au fil de pages bien croustillantes.
Dès lors, démarre la quête initiatique. En anglais, on pourrait résumer l'histoire ainsi: "Ash gets ashes"... il reçoit les cendres de son père, par courrier, et s'en va quérir sa trace sur les
routes américaines. Celles-ci deviennent ainsi l'image concrète de la maturation psychique de Cooper "Ash" James, ponctuée de mystères, de symboles cabalistiques... et surtout de personnages
étranges qui ont côtoyé Jack Reever, le père de Cooper.
Roman technologique, ai-je dit... vous l'avez compris: le lecteur n'est pas d'emblée plongé dans la technologie de pointe, avec force descriptions de laboratoires aseptisés et de miracles
biologiques. L'approche est concentrique: la première étape conduit en effet le narrateur dans une ville spécialisée dans la production de granit et d'objets dérivés - en particulier de monuments
funéraires. Quel rapport avec la technologie, si ce n'est son caractère potentiellement létal? Il paraît que le granit emprisonne des éléments radioactifs... par la bande donc, le lecteur est
amené au sujet principal du roman: l'énergie nucléaire. La trajectoire de James Reever connaît des paliers, jusqu'à la découverte d'Atomville, qui devrait lui permettre d'arriver à ses fins.
Ces paliers sont représentés par des personnes. L'astuce peut sembler un peu répétitive dans sa forme, mais à chaque fois, le lecteur apprend quelque chose.
Un détail d'importance: Jack Reever est un sculpteur. Autre détail: celui-ci est fasciné par l'alchimie... L'auteur parvient à faire un lien solide entre les deux approches de la nature:
l'alchimie a pour ambition de transformer du plomb en or, la physique nucléaire le permet- et devrait même permettre de transformer des déchets nucléaires dangereux en déchets
inoffensifs. Il n'en faut pas plus pour convertir le hippie Jack Reever au nucléaire. Bravant les lois, il va jusqu'à briser des assiettes aux colorants radioactifs pour obtenir ses propres
substances... et en tirer des sculptures dont le programme est marqué du sceau du non-sens. Jack Reever veut donc devenir un alchimiste moderne, et reproduire de manière artisanale ce qu'on peut
faire avec des appareillages sophistiqués. Face à lui, s'élèvent les intérêts de l'Etat, qui se confondent en partie avec les intérêts des acteurs économiques d'Atomville - entre autres.
"Electrons libres" démarre donc de manière fort innocente, assez classique; ce n'est que progressivement qu'il dévoile tout son intérêt. Reste que son style décontracté, qui porte également les
débris de quelques histoires d'amour et des souvenirs d'enfance à la pelle, saura accrocher le lecteur, surtout si celui-ci est par ailleurs prêt à entrer dans le débat du nucléaire, abordé ici
de manière équilibrée, sans jugement ni faux-semblant - l'auteur allant même, on l'a compris, jusqu'à mettre en scène un hippie fasciné par l'énergie atomique. Et face à la quête initiatique
moderne de Cooper, c'est le portrait fascinant de Jack Reever, homme libre jusqu'au bout, qu'on découvre peu à peu, en creux. Et un homme étrangement ressemblant à ce Cooper qui est son fils, et
qui a tant voulu être aussi dissemblable que possible de son hippie de géniteur!
Merci à Blog-o-Book pour cette découverte!
James Flint, Electrons libres, Le Livre de Poche, 2008.