Et s'il fallait admettre que des entités surnaturelles, anges ou quelles qu'elles soient, veillent sur l'humanité et ses grands enjeux pour le meilleur et pour le pire? Et s'il y
avait un responsable transcendant de l'amour, de la mort, de la folie, de la douleur? C'est à ce jeu à la fois sérieux et ludique que s'est livrée la jeune écrivain genevoise Magali Bossi, avec
talent qui plus est, dans son livre "Les Inchangés".
Livre? Difficile en effet de lui octroyer un genre de manière univoque. Les éditeurs eux-mêmes ne se mouillent pas trop, en présentant l'ouvrage en ces termes: "Ceci est presque un roman". Roman
en trois parties, ou recueil de trois nouvelles? On hésite. Chacune des parties fonctionne en effet comme un tout parfaitement autonome. Mais l'auteur joue de manière balzacienne le jeu de la
récurrence des personnages afin de créer de la cohésion dans son propos. Et les personnages évoluent dans le même milieu, se trouvent confrontés aux mêmes difficultés, dont la principale est la
suivante: quand on est une entité surnaturelle, jusqu'à quel point peut-on fricoter avec les mortels?
Il y a un côté Wim Wenders (celui des "Ailes du Désir"
ou de "In weiter Ferne so nah") dans ce livre. Les personnages surnaturels doivent en effet respecter des règles bien précises dans leurs contacts avec les humains, et gare à eux s'ils les
transgressent (c'est du reste ce qui fait tout le sel des deux dernières parties, la première relatant, en des pages souvent fortes et inquiétantes, la réalisation réussie (parce que
distante) d'un double "contrat", conjuguant douleur et folie). En cas de transgression (tomber amoureux d'un mortel, par exemple), la sanction est terrible, mais
humaine, prosaïquement humaine, puisqu'elle est administrative: nos "anges" sont convoqués au bureau du directeur... un directeur dont, à l'instar de Dieu, personne ne connaît le
visage - mais dont chacun sait qu'il fume le cigare. Après tout, comme le chante Serge Gainsbourg, "Dieu est un fumeur de havanes"...
Dieu, les anges, les mots sont lâchés. Ce roman a-t-il l'ambition de montrer l'au-delà? Il semble l'humaniser afin de le rendre plus perceptible aux lecteurs, mortels par définition, et
répond en passant à une question qui déchire la chrétienté depuis la nuit des temps en dépit de son apparence byzantine: celle du sexe des anges. Chez l'auteur, les anges
sont de l'un ou l'autre sexe, comme n'importe quel être humain; ils sont en proie aux mêmes passions, nous l'avons dit, et doivent rendre des comptes à leur patron, comme tout le
monde. Administrer la mort? C'est un contrat comme un autre, à remplir sans état d'âme, comme d'autres vissent des boulons.
En passant, Magali Bossi attribue à la mort un genre masculin (mais comme il/elle s'appelle Dominique, ça crée des quiproquos) et à l'amour un genre féminin - les femmes seraient-elles plus
aimantes? Et pour faire bon poids, ces (presque) purs esprits portent des noms évocateurs... mais dans différentes langues - on a un Octav Schmerz, une Irrène Irrsinn, un Dominique
La Mort, une Emma Comida responsable de l'alimentation, etc. Tout cela donne à ce récit un parfum d'universalité - oserait-on dire "catholicité", au sens étymologique? D'un autre côté, la
transgression du règlement de l'"administration des anges" prend chez l'auteur la forme d'un péché d'hybris, satisfaisant l'espace d'une nuit (Mina emmène la mort voir les étoiles comme elle le
faisait avec son père, et Elska, responsable de l'amour, conclut avec Mme Shinsetsu en pleine nuit) mais, nous l'avons dit, sanctionné de manière terrible pour l'humain et pour l'ange qui a
failli.
La diversité reste présente dans la forme du récit. La première partie est divisée en chapitres et sous-chapitres brefs, coiffés d'en-têtes faussement sentencieuses qui donnent à
réfléchir ou prêtent à sourire. La deuxième et la troisième, en revanche, font se succéder les numéros des chapitres, toujours très courts. Fil conducteur? Le discours à la première
personne. De quoi étonner? Le "je" n'est jamais le même...
Habile construction, donc! Le lecteur goûtera par ailleurs la voix de l'auteur, parfois fort travaillée, parfois savamment orale, toujours cohérente. De quoi se faire plaisir avec un véritable
roman en miniature!
Magali Bossi, Les Inchangés, Genève, Faim de siècle, 2009.