David Foster Wallace s'est donc donné la
mort l'an dernier, à l'âge de 46 ans. Il prive ainsi le monde de son talent; sans doute avait-il ses raisons. Plutôt que de pleurer ce que nous perdons, cependant, mieux vaut se pencher sur
l'oeuvre qu'il laisse. Et après lecture du recueil de nouvelles "Brefs entretiens avec des hommes hideux", force est de constater que ça vaut le détour.
La structure du recueil, déjà, dénote un talent de constructeur astucieux. Nous sommes loin, ici, du recueil où les textes sont mis bout à bout sans lien apparent, ou du florilège de
nouvelles de structure similaire. Des rythmes se créent en effet au gré des textes. Le plus évident à déceler est naturellement celui des quelques textes intitulés "Brefs entretiens avec des
hommes hideux", qui relatent, à la manière d'entretiens de cabinet psychologique, les témoignages d'hommes aux penchants inavouables ou présentés comme tels, fantasmes, actions honteuses, etc. La
relative longueur de ces éléments (subdivisés eux-mêmes en plusieurs entretiens) crée un contraste avec des textes plus brefs, dont le premier du recueil, "Une histoire ultra-condensée de
l'ère postindustrielle", constitue l'archétype extrême (il tient sur moins d'une page, et l'auteur a tout dit). Ce recueil est également traversé par les textes intitulés "Autre exemple de
la porosité de certaines frontières". Trois fois le même titre, suivi d'un numéro en chiffres romains laissant entendre qu'il y en a d'autres, faisant ainsi rêver le lecteur à ce qui n'est pas
dans le livre. La frontière la plus poreuse n'est-elle pas celui du livre, porte ouverte sur l'imaginaire?
Rêver, aller voir ailleurs, intégrer le livre à un tout imaginé ou réel, réel parce qu'imaginé peut-être? David Foster Wallace invite à rompre le mouvement d'aller et retour
gauche-droite/haut-bas que le lecteur de textes écrits en alphabet latin connaît bien. Une autre tactique constitue pour ainsi dire une signature du style de l'auteur: le jeu des notes de bas de
page. Elles ne sont pas présentes dans toutes les nouvelles; mais quand il y en a, elles s'étendent sur plusieurs pages, obligeant le lecteur à d'incessants va-et-vient dans le texte. Il y a
également cette manière de reproduire une partie du discours non verbal, en signalant entre parenthèses le geste qu'on peut faire quand on met des guillemets à ses paroles ("flexion des doigs"
décliné en plusieurs variantes, abrégées ou non). On pourrait aussi classer ici le goût des longues phrases, que le lecteur peut être amené à lire à plusieurs reprises afin d'être sûr d'avoir
bien compris de quoi il s'agit.
Ces effets sont mis au service d'une écriture du gros plan, du détail observé de très près, avec une densité qui pourrait faire perdre de vue l'ensemble, le contexte - au début, il faut s'y
habituer. Dans "Mourir n'est pas finir", la phrase longue joue un triple rôle: accumuler les détails pour faire oublier l'ensemble (qui est grotesque par contraste: imaginez un homme couvert
d'honneurs en train de paresser, nu et grassouillet, au bord de sa piscine privée!), créer des méandres pour le lecteur, et refléter la prose prétentieuse qui pourrait être celle du Prix
Nobel de littérature mis en scène.
Le goût du gros plan amène l'auteur à aller faire un tour du côté des âmes de ses personnages. "Le Sujet dépressif" constitue à ce titre un stupéfiant pastiche du charabia de certains
prétendus savants. Naturellement, un texte qui contrefait le discours scientifique ne saurait se passer d'interminables notes de bas de page - et l'auteur en use justement ici. Le rythme est créé
par la récurrence d'expressions toutes faites ("Le sujet dépressif"), par l'usage de termes pseudo-scientifiques qui reviennent en boucle ("Echafaudage émotionnel", avec majuscules pour faire
sérieux) et par des tics de langage (obsession de mentionner toujours de qui et de quoi l'on parle). Au deuxième degré, c'est même plein d'humour...
... humour également dans l'une des nouvelles les plus "légères" du recueil, "Tri-Stan: J'ai cédé Sissee Nar à Ecko", un texte qui mélange allègrement mythologies nordique et grecque pour relater
une histoire qui pourrait avoir été fabriquée pour la télévision... d'ailleurs, ses personnages sont justement ceux qu'on devine lorsque la télévision, mal réglée, a un "effet mémoire"
générant un halo autour de chaque mouvement. Le tout est narré dans un style faussement archaïque, particulièrement étonnant alors que tout cela se passe en Californie. Le lecteur sourira
également à la parodie d'article de dictionnaire du futur que constitue "Datum Centurio", qui se lit vite (les bas de page sont toujours identiques, et assez importants). Enfin, "Octet", ce sont
huit, non quatre, non trois, non deux nouvelles... personne n'en sait rien, pas même l'auteur.
Les clichés du langage eux-mêmes ont leur place, composés en italique dans le dernier morceau intitulé "Brefs entretiens avec des hommes hideux", dont le narrateur met entre guillemets de
nombreuses expressions, et considère que les clichés sonnent particulièrement vrai dans son cas. Mais n'est-ce pas, au contraire, les clichés et phrases toutes faites qui conditionnent sa manière
de voir le monde? Une manière de voir que brise celle qu'il convoite... Cet exercice dédouane enfin l'auteur, qui ne se gêne pas de recourir aux phraséologies pour faire avancer son propos:
"timidité maladive" (p. 416), ni de soulever, mine de rien, quelques contradictions: c'est quoi, pour vous, "le coin reculé le plus proche"?
"Grande tradition comique", affirme le prière d'insérer de cet ouvrage, paru aux éditions du Diable Vauvert. Certes... mais il me paraît fort réducteur de se limiter à cet aspect. Avant tout,
nous avons là un chef-d'oeuvre de la nouvelle d'aujourd'hui, perçue dans ce qu'elle a de plus novateur.
David Foster Wallace, Brefs entretiens avec des hommes hideux, Vauvert, Au Diable Vauvert, 2005.