Roman ou invective? Telle est la question que le lecteur se posera
sans doute en refermant "Au début était le mort", roman d'Ahmed Zitouni, paru aux éditions La Différence. Et il n'est pas certain que la réponse soit "roman", même si c'est ce qui est écrit sur
la page de couverture de cet ample ouvrage.
Qu'est-ce que l'auteur propose au lecteur, en effet? Tout un récit rédigé à la première personne, monologue d'un fantôme surnommé Mohammed, condamné à hanter la rédaction d'un journal parce qu'il
a pendu son chien avant de se pendre lui-même, poussé à bout par les vicissitudes de son existence de marginal malgré lui. L'histoire? Il serait vain de la chercher dans le déplacement du corps,
de sa découverte par un pompier jusqu'à la fin de l'autopsie, qui pourrait valoir à Mohammed un émoi de cadavre face à la légiste... si sa dernière érection n'avait été celle qui, paraît-il,
touche les pendus avant qu'ils ne meurent. On conclura que le lecteur non prévenu trouvera cette (non-)histoire bien statique...
Le simple fait que Mohammed ait tué son chien avant de se tuer lui-même, dans un même mouvement, permet d'amorcer le propos de l'auteur. Un propos qui dénonce la préséance que la société
occidentale offre aux animaux de compagnie par rapport à l'humain. Habile, l'auteur met en scène un personnage maghrébin: à la distance homme/animal, vient s'ajouter la distance culturelle et la
tentation du racisme: Mohammed est un ressortissant algérien, même pas un Français de souche, qu'en a-t-on à battre? Son chien saura mieux faire pleurer dans les chaumières! Ces
propos, on les trouve dans ce récit. Et l'auteur les dénonce: face à la mort, nous sommes tous égaux.
Et pourquoi hanter une salle de rédaction de journal? C'est là la méthode principale à laquelle l'auteur recourt pour rythmer son récit. Ce dernier intercale en effet de nombreux articles de
journaux, tous réellement parus, mettant en scène des animaux, martyrisés, choyés, etc. Et à chaque fois (ce qui donne à ce texte un côté répétitif, attendu, d'autant plus que le procédé se
répète sur plus de 500 pages), le narrateur débine avec faconde le journaliste, contredit l'article, dénonçant, au fil des coupures de presse, la dérive d'une société qui accorde davantage
d'importance aux animaux (domestiques ou non, avec toutes les nuances intermédiaires - même Ruth Metzler, ancienne cheffe du Département fédéral de justice et police) qu'aux humains, et, a
fortiori, aux humains venus d'ailleurs. Tout cela crée un panorama de la condition de bête d'aujourd'hui - et, par contraste, celle d'homme.
Pour mécaniques qu'elles soient, les réactions du narrateur créent une ambiance quasi célinienne d'invective totale, de réfutation systématique du système, de révolte face à ce dernier ou à ses
dérives. Régulièrement, le narrateur dit des articles de journal: "Ce n'est pas vrai!" Et d'un point de vue littéraire, nous pouvons aller plus loin encore: la confrontation entre des articles de
journal factuels, ambitionnant de dire la vérité, et des invectives puissantes permettent à ces dernières de sembler, par contraste, plus vraies que la prose journalistique - plus vraies parce
que plus profondes, plus hantées par une voix qui rouspète. Telle est la poésie de l'ouvrage.
Et puis, l'humour n'est pas absent de toute cette histoire! Mort de fraîche date, le narrateur s'amuse à utiliser des expressions qui vont de soi pour un vivant... mais pas pour un mort.
L'onomastique du récit est également un pied de nez cocasse à l'état civil: Mohammed est certes le nom du personnage principal... mais celui-ci ne l'admet pas, tout en ne sachant plus quelle est
sa vraie identité, puisqu'il est amnésique. Face à lui, le chien s'appelle toujours "Le Chien". Et dans cette histoire, il n'y a pas grand-monde de plus.
Bon, alors? Le lecteur aura du mal à tenir jusqu'au bout; mais le propos est profondément original et inattendu, et l'oeuvre est pétrie d'une cohérence certaine. Long, donc - à réserver aux
lecteurs patients - mais indéniablement talentueux.
Ahmed Zitouni, Au début était le mort, Paris, La Différence, 2008.
Site de l'auteur: http://www.ahmedzitouni.com