Supposons que le projet de votre vie, celui de votre peuple, aille à l'encontre des intérêts de tout un
tas de gens, en dépit de l'indéniable noblesse qu'il présente à vos yeux. Par exemple tuer une baleine, un jour, à la manière de Moby Dick. Telle est la quête que relate Frédéric Roux dans son
roman "L'hiver indien", qui met en scène une équipe d'Indiens Makah en rupture de ban qui ont décidé, un beau matin, de renouer avec la vieille tradition de la chasse au cétacé. "Le moment d'être
indien" est revenu pour eux, affirme le prière d'insérer.
Et être indien, pour ces gens, c'est une gageure. Les six personnages présentent quelques tares rédhibitoires aux yeux d'une société policée, celle des Etats-Unis d'Amérique: penchant prononcé
pour l'alcool, tendance à la kleptomanie, goût du vandalisme à tendance artistique. Aucun d'entre eux ne peut se réclamer d'une tradition indienne reconnue: pas de tipi, pas de religion des
ancêtres (certains ont été baptisés dans le Christ), pas même de langue autochtone (le makah est une langue morte en 2002, c'est historique). On est donc fort loin du cliché de l'amérindien
jaloux de ses traditions, portant des plumes et des costumes traditionnels - rien à voir avec le mythe du bon sauvage.
L'auteur jette donc entre les pattes du lecteur une brochette de personnages qu'il n'aurait pas envie de rencontrer le soir dans une rue mal éclairée, et relève le défi de les rendre sympathiques
malgré tout - des personnages en rupture avec toute culture, plantés dans un no man's land, ayant perdu celle des origines sans pour autant être intégrés à la culture dominante aux
Etats-Unis. Sans compter qu'ils ambitionnent de chasser la baleine... leur volonté de procéder de façon humaine n'enlève pas grand-chose au côté sauvage de leur projet. Sympathiques quand même? A
force de les accompagner au long d'une narration assez longue, le lecteur finit par les apprécier, voire par les soutenir lorsqu'ils font une régate contre une équipe de buveurs de thé afin de
savoir qui aura l'honneur symbolique d'être le premier groupe à partir à la chasse.
Le projet fait des remous, attire les journalistes, devient un sujet de société extrêmement émotionnel, dans une manière qui n'est pas sans rappeler le Tonino Benacquista de "Saga", qui raconte
comment un truc anecdotique devient soudain énorme. Et c'est là qu'intervient le dilemme de certains opposants à la chasse à la baleine: s'opposer à la chasse, c'est s'opposer à la volonté de
renouer avec une tradition ancestrale émise par un peuple opprimé... on se retrouve donc vite avec deux camps, et avec les arguments spécieux des opposants à la chasse qui jurent leurs grands
dieux qu'ils n'ont rien contre les tribus natives...
Et par-delà ces points de vue, le romancier offre ici un récit linéaire à l'américaine, efficace, derrière lequel on sent un auteur connaisseur du pays. Le style en est fluide et efficace, la
narration ironique, parfois drôle, volontiers grinçante; les chapitres sont de taille moyenne et se focalisent souvent sur l'un de ces personnages qui, pour une fois qu'ils ont un but dans la
vie, se retrouvent entravés dans son atteinte par des forces qui les dépassent.
Frédéric Roux, L'hiver indien, Paris, Grasset, 2007.