Ambitieux programme que celui que se fixe le roman "Pas du tout Venise" de l'écrivain valaisan Virgile Elias Gehrig, né en 1981! Dès le début, l'auteur considère que son
récit commence mal, et en particulier qu'il est différent, en cela, des ouvrages lyriques et autres histoires naïves. Entre les lignes, on devine que l'auteur a l'ambition de ne pas avoir noirci
du papier pour rien. Défini a contrario, souvent par des phrases négatives, ce livre est-il vraiment un livre? En tout cas, le lecteur se sent indirectement flatté d'avoir choisi d'entrer dans un
roman clairement défini comme n'étant pas celui de Monsieur Tout-le-monde, voire comme un roman présenté comme profondément original. D'emblée, le titre prend tout son sens: "Pas du tout Venise"
est loin de tout roman touristique, anecdotique, il refuse d'être un musée qu'on visite sans véritable empathie pour ce qui est présenté - à la manière de Florence, également mentionnée, assez
curieusement (l'auteur avait Venise, qu'avait-il à aller chercher Florence? Même si c'est un peu pareil...), comme métaphore du lieu touristique et contrepoint à la trop réelle chambre d'hôpital.
"Ici, l'encre, c'est du sang et le papier, c'est notre corps", écrit l'auteur, en p. 11 déjà, soulignant que le lecteur va se salir les mains au contact du réel.
Et c'est avec lenteur que le récit se développe, "par sédiments", comme dit le prière d'insérer. D'emblée, le lecteur est plongé dans un immense réseau de répétitions, de redites des scènes du
roman sous divers angles, avec diverses métaphores et images - telles la gifle qui claque comme la porte du taxi de Tristan, personnage à travers lequel le lecteur est invité à suivre le récit.
La métaphore filée du théâtre, au début, contribue à créer un flou entre le réel, trop réel, et le roman qui, par nature, implique une prise de distance: le personnage principal a un look
d'étudiant si étudié qu'on peut penser qu'il joue son propre rôle plutôt que de vivre sa vie. Il y a, enfin, pas mal d'apprêt dans le style de l'auteur, très écrit, maîtrisé, étudié, aux oralités
calculées.
Et la vie de Tristan, dans ce roman, c'est peu de chose - et pourtant quelque chose d'essentiel. Résumons, cela prendra peu de temps: Tristan, ses trois frères et soeurs et son père Charles vont
assister au débranchement des machines de Vive, la mère. Puis l'aumônier lui offre deux livres de Friedrich Nietzsche afin qu'il puisse poursuivre sa réflexion sur Dieu... et son absence. Vive,
c'est un nom improbable; mais l'auteur s'amuse sans retenue à jouer avec ce prénom qui, dans un contexte où la mort rôde, revêt un sens qui n'a rien d'innocent.
Le jeu de mots n'est qu'un élément, et sans doute pas le plus important, de la richesse foisonnante, presque excessive, de ce roman où l'auteur semble avoir mis tout ce qu'il pouvait mettre. On
se retrouve ainsi rapidement basculé dans des allusions à la mythologie grecque, ce qui ramène illico à Albert Camus et à son "Il faut imaginer Sisyphe heureux" (la dernière phrase du roman est
une allusion très directe, et la vie semble parfois être aussi absurde que de pousser un caillou qui retombe inlassablement). On perçoit un regard critique sur les religions, mais aussi sur les
attitudes qui remplacent Dieu par la Raison ou par quelque chose d'autres. A ce titre, le chapitre XIII est emblématique. Son chiffre, chiffre des superstitieux, est déjà un programme, qui
renvoie au treizième étage, où Vive se trouve dans le coma. Et voilà que l'auteur s'y embarque dans une description du collège de médecins en grands-prêtres de la déesse raison, reproduisant les
rituels d'une grand-messe catholique. La charge est lourde, le vocabulaire choisi: même face à la science, il faut avoir la foi!
Ce foisonnement a une autre corollaire, mentionnée de manière très factuelle dans le prière d'insérer: "Pas du tout Venise se révèle ainsi une traversée orphique plus riche et plus étrange que
tout ce que l'auteur enavait espéré en l'entamant." Vrai: le lecteur y verra ce qu'il veut bien voir - j'y perçois quant à moi beaucopu de lyrisme, ce qui contredit l'ambitieux programme de
l'auteur. "On n'écrit jamais seul", écrit d'ailleurs celui-ci en p. 56; l'idée est que le lecteur est un acteur à part entière du roman, dans la mesure où il lui donne du sens - le sens qu'il
trouve, des sens nouveaux ou inconscients. Les occasions sont multiples et, face à des idées qui semblent parfois décousues, le lecteur n'a plus qu'à nouer lui-même les fils, voire à retrouver le
fil d'Ariane (eh oui! Même elle fait une fugace apparition dans ce texte de 227 pages, citations comprises).
Remplissage? On peut en avoir l'impression une ou deux fois, par exemple quand l'auteur recourt au procédé commode du flash-back pour cerner ses personnages, leurs liens, leur vécu - et par
exemple le goût de Vive pour les cygnes. Mais force est de constater qu'à sa manière, le programme initial est respecté: l'auteur touche, de manière originale et poétique, à ce qui doit être un
drame intérieur pour toute personne qui y est confrontée.
Illustration: la couverture du roman - dessin de Jean-Bernard Pitteloud