Pour rapprocher deux gaillards, rien ne vaut quelques coups de feu vécus ensemble dans une cuisine et une enfance pas évidente pour assurer un bon début dans la vie. Telle est
l'une des idées fortes qui sous-tend le savoureux roman "Alcool" de l'écrivain américain Poppy Z. Brite - originaire de la Nouvelle-Orléans, théatre du roman dont je vous parle ici.
Pour commencer, rappelons, au risque d'enfoncer des portes ouvertes, que la Nouvelle-Orléans, c'est aux Etats-Unis. Les Etats-Unis sont un melting-pot de cultures dont la Nouvelle-Orléans est le
parangon, à en croire le roman. Cela passe par l'onomastique: loin de tous porter des noms anglophones, les personnages (il y a des noirs et des blancs) arborent des noms qui
sonnent français (Duveteaux, Mouton), italien voire rien du tout (NuShawn le dealer au prénom improbable, par exemple). Et les restaurants décrits sont de toutes sortes: le chapitre 16,
inventaire des loupés les plus magistraux en la matière, recense toute une série de restaurants aux concepts et aux allures les plus diverses.
Autre aspect très américain: le goût pour les histoires de personnages qui, partis de rien, réussissent à réaliser leurs rêves. Ici, les rêveurs sont deux obscurs mais talentueux cuisiniers
désireux de monter leur propre restaurant, selon un concept révolutionnaire: chaque plat a, dans ses ingrédients, un produit alcoolisé. Ressort ici, évident comme une lapalissade, le thème du
self-made man.
Self? Pas tout à fait: Rickey et G-Man, le duo de choc, est épaulé par un patron riche qui les a "découverts" et leur donne un coup de pouce au départ, parce qu'il semble croire à leur projet.
Une sorte de miracle... Là, c'est une relation quasi familiale qui s'installe: Lenny, le fameux richard, arrivé et solide sur ses bases, fait régulièrement figure de père pourvoyeur de fonds et
de soutien. Face à lui, Rickey et G-Man font figure de gosses qu'il convient de guider. Reste que la figure paternelle a quand même quelques choses à cacher (cadavres dans le placard - il faut
bien que l'histoire comprenne quelques obstacles, même bidon, sinon ça manque de sel), ce qui permet aux deux enfants de faire, pour ainsi dire, leur crise d'adolescence...
Rickey et G-Man cultivent un secret: ils sont homosexuels, et sont ensemble... L'auteur sait peindre le milieu des cuisines de la Nouvelle-Orléans, et n'oublie pas son côté macho. Bastion
masculin, l'arrière-cour des restaurants est peint comme un lieu propice aux préjugés bêtement homophobes. Rickey s'attire du reste, pour cette raison, quelques inimitiés, en particulier celle de
Mike Mouton, le méchant de service. Revers: l'ouvrage présente peu de personnages féminins jouant un vrai rôle. Au début, on peut croire que le tandem est constitué de deux éléments trop pauvres
pour coucher - une analyse à la Alain Soral, qui ne résiste pas à la suite du récit. Reste que Rickey et G-Man ne sont pas la caricature du couple gay, au-delà de quelques démonstrations de
tendresse. Il s'agit plutôt d'un duo classique, formé d'un élément dynamique et fonceur (Rickey) et d'un élément plus pondéré (G-Man).
La religion joue également un rôle, ne serait-ce que d'élément de décor, dans ce roman. Il y a naturellement l'un des deux personnages du couple vedette qui se retrouve volontiers à prier, parce
que ça lui fait du bien. Il y a aussi l'autel à Saint-Joseph, que l'on trouve à l'Apostle's Bar. Et il y a le Mardi Gras, carnaval typique. Tout cela est présenté avec naturel, à la place qui lui
convient, sans afféterie. Normal, dans un pays où la religion est quelque chose d'important pour une majorité de la population...
Voilà donc le portrait d'une certaine Amérique qui, par-delà les images puritaines, sait s'éclater avec outrance, que ce soit avec des moyens légaux (l'alcool, apanage des "gentils" du récit) ou
moins légaux (la cocaïne, dada de Mike Mouton). A savourer tambour battant, avec un bon cocktail bien sucré et bien frais sous la main - parce qu'après le mois de mai, la Nouvelle-Orléans est
intenable...
Poppy Z. Brite, Alcool, Au Diable Vauvert,
2008.