C'est à une lecture étonnante que je me suis adonné ces derniers
jours, puisqu'il s'agit de "Fils unique", roman de Stéphane Audeguy, qui s'est amusé, en un exercice de style plutôt réussi, à écrire une autobiographie fictive de François Rousseau, en
forme de lettre à son frère Jean-Jacques, philosophe genevois connu.
A cette aune, il est évident que le fils unique évoqué par le titre est Jean-Jacques Rousseau, dont la célébrité éclipsa sans difficulté l'existence de François. "On n'a plus eu de
ses nouvelles depuis ce temps-là, et voilà comment je suis demeuré fils unique", confirme le philosophe dans ses Confessions. François Rousseau comble ici un vide, qu'il
considère comme une négligence de la part de son petit frère. Négligence? Nonagénaire, François a lu les Confessions, qu'il commente à l'envi au cours des 263 pages de ce
récit, volontiers critique, tendant à rejeter sur Jean-Jacques, ce frère qu'il n'a jamais côtoyé adulte, la responsabilité des pires errements de la Révolution française.
Et qui est ce François? Jean-Jacques Rousseau le montre comme un libertin et un polisson. C'est un peu ce qu'il est, en un siècle qui n'en manque pas. Bon à tout à force d'être bon à
rien, il vaque aux activités les plus diverses au cours de son existence, qui le fait rencontrer Donatien Alphonse François, marquis de Sade, compagnon de cellule à la Bastille.
Avec un tel personnage, l'auteur a de quoi mettre en route tout un roman picaresque, et effectivement, il en applique certaines recettes: récit de la vie d'un homme du début à la fin (y
compris les premiers émois amoureux et la recherche de son identité), personnage principal et narrateur exerçant toutes sortes de métiers plus ou moins recommandables, ressorts
du romanesques, passages scabreux, arnaques en tous genres dont le narrateur est tantôt victime tantôt instigateur. Même les récits enchâssés s'y trouvent, sous la forme de narrations de
l'existence de certains personnages parfois hauts en couleur (Saint-Fonds, Sophie). Pour égaler des maîtres tels que le Lesage du Gil Blas de Santillane, toutefois, on regrettera que le
récit soit assez lent et passe volontiers du temps sur certaines péripéties - on pense à la facture d'automates à usage sexuel, par exemple.
La manière d'écrire est dictée par le réalisme voulu: un personnage du dix-huitième siècle se doit de s'exprimer un tant soit peu à la manière de son époque. L'auteur parvient à recréer
l'archaïsme et le goût de la langue de ce temps, donnant à son récit l'allure d'un roman libertin de son temps. Libertin? Un peu trop peut-être, parfois: assez souvent, on se retrouve dans des
affaires et curiosités sexuelles qui lorgnent vers le Marquis de Sade, parfois exprimées de manière un peu trop explicite.
Libre penseur, le narrateur l'est à d'autres égards: tout au long du récit, on le verra s'intéresser aux sciences et à la religion, sur lesquelles il jette un regard critique. La religion, et en
particulier ses acteurs, n'est guère épargnée - ni la catholique, ni celle de l'Etre unique chère à certains révolutionnaires, présentée comme pire encore que l'autre. Quant aux sciences,
François Rousseau s'y intéresse, sous l'impulsion de son mentor Saint-Fonds; il déplore régulièrement la médiocrité de chercheurs qui brassent de l'air et, par exemple, assènent fort peu à propos
des théories machistes et inconsistantes pour expliquer l'existence du clitoris, s'écharpant pour savoir s'il s'agit ou non d'un don divin aux femmes. On le voit cependant un peu largué,
spectateur tantôt avisé, tantôt critique, plutôt qu'acteur de premier plan, face aux choses de la politique. La Révolution française le trouve à la Bastille, où il a vécu
pendant 27 ans; de retour en liberté, il reste extérieur aux grandes empoignades, en tout cas dans un premier temps, allant jusqu'à ignorer qui sont les Jacobins. Plus tard, après avoir collaboré
à la fabrication interlope de souvenirs de la Bastille, c'est dans un mouvement féministe qu'il s'engage... par amour pour Sophie, pasionaria dudit groupe, qui est également son employeur et
son amante de l'âge mûr.
Bel exercice littéraire, donc, qu'il fallait oser au début du XXIe siècle et dévoile au lecteur actuel la modernité du XVIIIe et des questions qui l'ont agité! Les lecteurs avertis y trouveront
leur compte de belles phrases et de bons mots, et seront transportés au trois cents ans en arrière, le temps d'un ouvrage. Faire le tri entre le vrai et le faux me semble difficile; mais après
tout, peu importe, puisque l'histoire est belle.
Stéphane Audeguy, Fils unique, Gallimard, 2006.