La cause est entendue: Frédéric Beigbeder ne laisse pas indifférent. Dans le cadre du défi annuel "Blog-O-Trésor", je me suis
attelé à la lecture de "Windows on the World", roman qui évoque les attentats new-yorkais du 11 septembre 2001. Cela, après une impression double d'horreur ("L'amour dure trois ans") et de
pertinence ("99 francs", lu en livre et vu au cinéma). Bref, il me fallait trancher - et sans me faire forcément basculer dans le camp des aficionados absolus de l'auteur, force m'a été de
constater que "Windows on the World" révèle un romancier intelligent qui connaît son métier.
Par-delà la narration, en effet, Frédéric Beigbeder pose une question autrement profonde: que peut être, au début du XXIe siècle, un roman réaliste? Cela, on le constate d'emblée dans les
(nombreuses) citations laissées en exergue, dont certaines (l'une d'elles signée Tom Wolfe) servent de "paratonnerre". Suffit-il de dire "La marquise rentra à cinq heures"? L'auteur se lance dans
son récit d'une manière fort descriptive. Parmi les éléments marquants, on note toute une série de chiffres et données qui peuvent impressionner, au sujet du World Trade Center: dimensions,
tonnes de béton, de verre et d'acier, nom de l'architecte, etc. Cela suffit-il à faire un roman réaliste? Non - et en lisant cela, je me suis effectivement dit que si l'auteur continue
comme ça sur trois cent septante pages, ça risque d'être aussi pénible qu'un guide touristique.
Mais l'auteur est intelligent, je l'ai dit. A l'image des tours jumelles, il met en scène deux narrateurs que tout semble séparer: la géographie (l'un est à Paris et s'appelle Frédéric
Beigbeder, l'autre, Carthew Yorston, à New York avec ses deux enfants, dans les Twin Towers), le temps (Beigbeder raconte l'histoire de Carthew Yorston, à une couple d'années d'intervalle), la
vie même (Yorston est un commercial spécialisé dans l'immobilier, Beigbeder est l'écrivain que l'on sait). Et pourtant, tout les rapproche, à commencer par les liens familiaux, ce qui est suggéré
en fin de roman. Cela, naturellement, sans compter le rôle de l'écrivain, qui donne chair à son personnage - peu importe, dès lors, que ce qu'il vit soit vrai ou pas. D'ailleurs, Frédéric
Beigbeder l'admet: en dépit des tombereaux de documentation qu'il a utilisé et dont les remerciements sont le reflet, ce qui se passe dans les Twin Towers au moment des attentats, et en
particulier au restaurant "Windows on the World", doit être inventé, faute de témoignages.
Dès lors, un roman réaliste ne peut être qu'une recréation de ce qui est non pas vrai,
mais aurait pu l'être. C'est ainsi que l'auteur recrée tout l'entourage de Carthew, fait du personnel du restaurant, d'un couple de traders amants, bref - de la clientèle du restaurant. Et parce
que la réalité n'est pas qu'une question d'extérieur, il resserre son point de vue sur Carthew Yorkton, peu à peu, au gré de chapitres qui correspondent aux minutes de l'événement. D'extérieur,
le regard se fait donc introspectif, au point de mettre au second plan tout ce qui entoure le narrateur de New York - tant il est vrai que la réalité ne saurait se contenter d'apparences somme
toute anecdotiques.
Cette réalité reçoit une épaisseur grâce à des liens nombreux entre Montparnasse, Manhattan et l'Irak - ce Montparnasse présenté comme le quartier le plus américain de Paris (y compris la tour
Montparnasse, sorte de demi-Twin Tower - et sans oublier ceux qui ont hanté le quartier, Hemingway, Fitzgerald, etc.), et cet Irak auquel les Etats-Unis vont déclarer la guerre, et qui renferme,
sur son territoire, deux tours de Babel mythiques qui reflètent les Twin Towers dans leur caractère multiculturel. Et la France à New York? Elle est présente grâce à la Statue de la Liberté, dont
la flamme reflète les immeubles en feu. Des immeubles en feu qui pourraient devenir une religion, alors que justement, ce sont des fanatiques qui ont abattu les deux tours. Ainsi se dessine un
réseau d'analogies qui fait penser que le monde est petit... et mérite un gouvernement unique, plus fort que les Nations Unies. Cela aussi, le roman le dit...
Réseau? Celui-ci dépasse même le roman "Windows on the World". Frédéric Beigbeder serait-il conscient de construire une oeuvre? En tout cas, il évoque régulièrement deux de ses romans, "99
francs" et "L'amour dure trois ans", parlant en particulier des obsessions qui traversent ce dernier. Doit-on en conclure que l'auteur se répète dans ses rengaines? Le lecteur tranchera.
Reste qu'avec "Windows on the World", Frédéric Beigbeder tente, avec succès, une approche multidimensionnelle d'un événement contemporain - en évitant l'écueil du descriptif extérieur strict -
et, par-delà, la peinture d'une époque, la nôtre, avec ses superficialités et ses profondeurs, ses doutes et ses certitudes - sans oublier que celles-ci sont aussi fragiles que deux immeubles
trop haut dressés.
Frédéric Beigbeder, Windows on the world, Paris, Grasset/Fasquelle, 2003/Folio, 2005.
Illustrations: couverture du roman; USA Today.