... telle est la réflexion que je me suis faite au fil de ma lecture de "La Vie mécène", roman publié en 2007 aux Editions L'Age d'Homme par l'écrivain
suisse Jean-Michel Olivier. Un argent qui peut tout (acheter une équipe de football, monter une collection d'art, combler des amis ou une épouse, garantir le silence d'un journaliste,...),
ou presque. La lecture de ce roman, campé dans une Genève connue pour être la capitale mondiale de la banque privée, s'avère riche en excellents moments, parfois même jubilatoires, autour de la
destinée d'Elias S., un personnage trouble, mécène généreux aux yeux du grand public et d'une certaine presse peu curieuse, personnage aux limites du truandage pour le lecteur
invité, rare privilège qu'il convient d'apprécier à sa juste valeur, à visiter les coulisses de l'action.
Pour son propos, l'auteur choisit le récit à plusieurs voix, qui permet, et c'est une richesse, d'offrir des points de vue divers sur un seul événement. Le lecteur découvre donc les
témoignages successifs d'une belle brochette de personnages, tous assoiffés d'une vie meilleure, plus argentée, plus riche en reconnaissance: une escort girl, un artiste, un journaliste, un
artiste-peintre, l'épouse d'Elias - pour ne citer qu'eux. Voix est donc donnée à l'entourage le plus significatif d'Elias S., mais pas à celui-ci même. L'effet est saisissant: on le découvre en
creux à travers ceux qui le côtoient peu ou prou, mais l'absence de son témoignage fait de lui un personnage plus désincarné, plus idéalisé que les autres. Un dieu nourricier? Ou, à défaut, un
saint? C'est une piste que l'auteur n'exclut pas; il la suggère même à travers la parole de César, coach brésilien du FC Servette: "Monsieur Elias, c'était un peu comme Dieu: il réglait les
factures, mais on ne le voyait pas souvent.", dit-il (p. 244). Cela, sans oublier le nom éminemment biblique du personnage, qui met le lecteur sur la piste.
Elias S. constitue également le point de liaison entre la brochette de personnages appelés à témoigner, pas forcément liés entre eux. C'est au fielleux journaliste Etienne
Jargonnant, observateur mais non acteur comme tous les journalistes, qu'il revient d'ouvrir et de conclure le récit. L'incipit évoque avec raison la "pêche miraculeuse": d'emblée, on repêche le
cadavre du "gros poisson" Elias S. dans le lac Léman, lesté de lingots d'or; mais avant cette pêche d'un anonyme, combien de personnes auront eu l'opportunité de faire une fortune très
concrète à son contact? L'article de journal qui ouvre le récit est du reste révélateur de l'art du plumitif médiocre mais qui se la joue: des phrases clichés telles que "excusez du peu!",
le côté ouvertement partisan de la chronique sportive, quelques helvétismes mal maîtrisés ("tabelle", p. 13). L'auteur donne ainsi l'impression qu'on lit la "Tribune de Genève", journal quant
même assez local en dépit d'une présentation ambitieuse (cahier international, cahier local, cahier sportif, cahier culturel, prolongement sur les blogs du site du journal, etc.)
A cet aspect "gros poisson" fait écho le tout premier chapitre de l'ouvrage, où l'on voit de riches Français trembler le soir où François Mitterrand est élu à la présidence de la France et
organiser, du coup, le transfert de leurs richesses les plus voyantes vers la Suisse. Tel est le premier travail, le péché originel d'Elias S., accompagné d'Alias, son homme de main.
Le journaliste? Parlons-en, après ce bref interlude. Observateur, Etienne Jargonnant (qui porte bien son patronyme) est placé dans la situation du plumitif appelé à écrire sur tout
ce qui bouge, passant de la Red Holstein au Steinway sans aucune transition ni véritable compétence dans l'un ou l'autre de ces domaines. Ses articles sont régulièrement cités dans le roman,
entachés de jugements de valeur gratuits. Mais s'il parle beaucoup (on dirait une de ces "gueules élastiques" qui sont le stéréotype du Genevois... mais Etienne Jargonnant est maori!), il
peut peu. On ne le voit guère agir, et face aux charmes redoutables d'Elisa, c'est le seul personnage masculin qui restera insensible. Littéralement impuissant, aurait-on envie de dire.
Et, puisqu'on parle de noms proches, qu'en est-il d'Elsa? Rebaptisée Elisa, elle devient l'escort girl vedette de l'agence que tient Elias S. Une escort girl qui se mue régulièrement en
exécutrice des basses oeuvres du personnage clé de ce récit (meurtre du conseiller d'Etat Mouduneux, espionnage). Elle permet par ailleurs à l'auteur de développer, dans sa bouche, les
thèses d'Esther Vilar, qui disent en substance que la femme tient l'homme par le désir, et que c'est là que réside son formidable pouvoir. Ayant compris cela, Elisa parvient
systématiquement à ses fins, réalisant les mandats que lui confie Elias S., son patron. Et puisqu'on parle de relations hommes-femmes, on peut aussi se demander, en lisant ce roman, quelle est la
véritable nature de la relation entre Deborah Saire, pianiste classique convertie au jazz sous l'impulsion d'Elias S., et Oscar Peterson.
... Oscar Peterson, une célébrité! L'auteur s'amuse en effet au jeu du namedropping, à sa manière. Oscar Peterson est régulièrement rebaptisé "O. P.", comme s'il y avait une familiarité un peu
déplacée. Mais l'agent artistique du pianiste de jazz canadien est également cité, et c'est grâce à de tels illustres anonymes que l'auteur parvient à faire la jointure entre le réel et la
fiction. Le récit mentionne également un avocat, star du barreau, nommé Deume. Les plus attentifs auront fait le lien avec Adrien Deume, personnage de "Belle du Seigneur" d'Albert Cohen; mais la
jointure entre les deux n'intervient qu'assez tard dans le récit, avec un certain esprit et beaucoup de pertinence, puisque la Société des Nations, employeur d'Adrien Deume, présenté comme le
père de l'avocat (telle est l'astuce, et la passerelle d'une fiction à l'autre), a son siège à Genève. Quant au nom de "Mouduneux", certains penseront à Laurent Moutinot en le lisant; mais
l'auteur, subtil, se garde bien de tracer un lien indiscutable entre les deux personnages. Il brouille même les pistes: la bouffarde de Mouduneux fait plutôt penser à un autre politicien
suisse en vue, vaudois celui-là: Josef Zisyadis... L'auteur, enfin, lâche encore quelques noms de marques luxueuses (Yves Saint-Laurent, Gucci, Silvio Berlusconi,...) afin d'asseoir l'odeur
de fric qui doit émaner de Genève.
Un stupéfiant roman urbain, donc, à l'écriture parfois ludique (enceinte du petit Jonah, fils d'Elias S., Isabelle se compare à une baleine...) et toujours dynamique. On a affaire ici à tout un
récit qui dresse, en creux, le portrait d'un personnage riche à millions, qui en fait profiter les autres... sans jamais oublier que derrière toute fortune, se cache un crime, et que la ville de
Calvin n'est pas d'office lavée de tout péché. Vie mécène, donc, vie qui donne, mais peut aussi vous enlever ce que vous avez de plus cher - avec la mort criminelle de son fils de cinq ans,
Elias S., homme par ailleurs comblé, en fera lui-même la douloureuse expérience.
Du tout bon.
Jean-Michel Olivier, La Vie mécène, Lausanne,
L'Age d'Homme, 2007.
Le blog de l'auteur: http://jmolivier.blog.tdg.ch/
Le site de l'auteur: http://www.jmolivier.ch