Il suffit parfois de creuser assez profond dans sa pile à lire pour y trouver des joyaux. "La grande beuverie", roman publié en 1938 par René Daumal, est de ceux-ci. Son approche surréaliste
et onirique, directement héritée de ce que le romantisme noir a fait de plus morbide et de fantastique, fait penser à un ouvrage nettement postérieur à lui, et qui partage avec lui un goût
immodéré pour les paradis artificiels, légaux ou interdits: "Le Festin nu" de William Burroughs. On songe également aux scènes de débauche de "La Peau de Chagrin" de Balzac, à un certain Charles
Baudelaire, et même à François Rabelais, du reste régulièrement mentionné dans ce bref roman...
Que peut donc produire un tel héritage? Sous la plume d'un écrivain doué mort trop jeune de la tuberculose, cela donne un roman qui tend à démontrer la réalité suivante, énoncée au prière
d'insérer: "Alors que la philosophie enseigne comment l'homme prétend penser, la beuverie montre comment il pense.". L'auteur le dit d'emblée (p. 17, chap. I.4), du reste: son propos
n'est pas de faire le portrait de poivrots pérorants; il les ébauche rapidement, pour les oublier presque aussitôt. Le propos de toute la première partie, justement intitulée "Dialogue laborieux
sur la puissance des mots et la faiblesse de la pensée", relate des débats de fausse érudition entre ivrognes goulus. Surréaliste dans les sujets abordés, ce jeu de brefs chapitres n'est
jamais lointain du coq-à-l'âne, ou même d'une certaine écriture automatique. Le surréalisme éclate par exemple à I.11, où le narrateur s'avise de jeter ses idées noires à l'eau après leur
avoir attaché une pierre au cou - facile, non? Celles-ci jouent, dans ces quelques pages, un rôle d'amantes gluantes et honnies - vite ébauchées, vite oubliées, une fois de plus.
Intitulée "Les paradis artificiels", la deuxième partie amène le narrateur à chercher la sortie de la grande beuverie. Raté: la prétendue issue débouche sur une autre pièce d'un établissement qui
semble sans fond. Là, c'est Dante qui parle soudain, le Dante de "L'Enfer", avec des relents d'apocalypse appuyés - une apocalypse qu'on comprendra dans son sens originel de révélation. Le
narrateur part en effet visiter cette inexistante sortie, sous la férule d'un infirmier. C'est l'occasion, pour l'auteur, de présenter une belle brochette de cinglés, caricatures de ce que le
monde moderne a fermenté de plus délirant dans les domaines, en particulier de la science (scènes délirantes de vivisection avec un lapin teint en rouge, tué et ressuscité mille
fois, en II.26), de la littérature (les "Fabricateurs", pwatts, ruminssiés et kirittiks - parmi lesquels on trouve Aham Egomet (II.20), double assez transparent de l'auteur, placé au
coeur d'un jeu de miroirs habile où l'auteur parvient à donner à croire que son roman n'est pas de lui tout en étant de lui quand même), de la philosophie, de la politique même - présentée à
la manière d'un poker menteur où toutes les règles semblent détournées. La science, la technique, la littérature? Pour toutes les fugaces apparitions qui peuplent cet univers sombre, ce sont
autant de prétextes de faire quelque chose de parfaitement inutile, et de si possible déconnecté de la réalité: pourquoi s'encombrer de celle-ci alors que la vérité est bien plus exaltante et...
déresponsabilisante? Une certaine pratique de la religion en prend aussi pour son grade, et l'on s'y attend un peu... L'eau bénite est par exemple présentée, en page 110, comme la panacée à tous
ces dévoiements. Pour l'auteur, on le comprend vite, la religion reste un opium comme un autre.
Y a-t-il donc mieux que ce piège sans issue des paradis artificiels et de l'alcool? Le narrateur a soif en permanence, soif de vin (il n'arrive jamais à se servir), mais sans doute aussi
d'autre chose. C'est ce qui permet à l'auteur de déboucher sur la troisième partie, "La lumière ordinaire du jour". Est-ce la fin d'un songe? On peut le croire si on le veut, même si l'auteur
trouverait cette solution facile. Il y a certes quelque chose de mieux que les paradis artificiels, mais il faut le mériter. Est-ce tout simplement le fait d'être adulte? Le fait est qu'en fin de
récit, chacun des innombrables convives de la grande beuverie s'en va rejoindre des tâches mille fois plus urgentes que celles décrites au fil du récit - grandir, par exemple.
Doit-on en conclure que ce roman est aussi anecdotique que les propos qu'il relate, tels qu'ils sont présentés? Si l'on voulait avoir une approche extrémiste du texte de René Daumal, on le
pourrait. Le relatif oubli dans lequel il a sombré pourrait du reste laisser entendre que c'est comme cela qu'on l'a compris. Mais force est de constater qu'à bien des égards, cet ouvrage pose
des questions qui sont d'une actualité brûlante encore aujourd'hui. Pour ne rien gâcher, "La grande beuverie" est traversée par un humour narquois et salutaire qui rend cette lecture plus
qu'agréable: jubilatoire.
René Daumal, La grande beuverie, Paris,
Gallimard, 1938/1998.