"Vieux Lézard"? L'écrivain malien Ousmane Diarra va vous en parler avec talent. Tel est en effet le titre du bref roman qu'il a publié en 2006 aux éditions Gallimard, dans la
collection "Continents noirs". Et d'emblée, l'auteur pose l'éternelle question du genre narratif, en une seule phrase qui lui sert d'incipit: "Croyez-moi donc, ne me croyez pas." Mensonge,
vérité? Son récit mêle les deux, recréant à partir d'un récit imaginaire une vérité intemporelle - à la manière des griots, narrateurs de légendes, du reste évoqués au début de son
récit.
Le Vieux
Lézard, centre de l'action
"Vieux Lézard", on l'a compris, est le personnage principal de ce récit. On est tenté de le
percevoir comme un alter ego de l'écrivain, parce qu'il lui ressemble un peu: l'un et l'autre sont dans la quarantaine (un âge assez avancé en Afrique noire) et exercent le métier de
bibliothécaire. A partir de cette base de ressemblance, l'auteur brouille les pistes, laissant le lecteur avec la question suivante: "Quelle est la part d'autobiographie de ce récit?"
Vieux Lézard est marié. Il est présenté comme un homme délaissé par sa propre épouse, qui n'a de cesse de courir les noces de ses multiples parents. Mais son drame ne se limite pas à cela:
l'auteur parvient à dresser le portrait d'un homme qui n'appartient à aucun camp, et ne peut donc trouver de salut nulle part, si ce n'est en l'espoir inextinguible qui l'habite. Récapitulons: il
n'est ni noir ni blanc (d'accord, il est noir; mais il s'habille à l'occidentale, en particulier lors de rendez-vous importants), ni chrétien ni musulman (il refuse de pratiquer comme les
autres). Pis: il n'est ni beau ni laid (p. 114), et, dans la quarantaine, il se trouve "entre deux âges" (p. 107). Difficile de s'identifier à lui! L'enjeu est de taille dans une société qui,
selon l'auteur, attache beaucoup d'importance à l'appartenance: faute de pouvoir lui attribuer un camp, un contexte, le lecteur est tenté de le percevoir comme un homme inaccompli.
Lézard
amoureux
Un tel personnage, finalement nulle part à force d'être au milieu de tout, tombe amoureux d'une fille de 18 ans, Sakira, que l'auteur nimbe de mystère: jusqu'au bout, ni
Vieux Lézard ni le lecteur ne sauront vraiment qui elle est. Elle est une lectrice assidue de la bibliothèque - mais dès que se noue l'oaristys, elle commet des infidélités à la bibliothèque,
devenant l'être convoité et capricieux, prostituée ou djinn (l'auteur laisse le lecteur dans le doute jusqu'au bout), qui attise le désir. Qui se cache derrière son sourire, derrière
certaines attitudes inexplicables?
Et l'islam?
Le début du récit accorde une place assez parcimonieuse à l'islam, religion qui sert de point de vue privilégié à l'auteur. Elle est cependant bien présente au fil du récit. L'islam apparaît au
détour de dialogues et passages importants: oui, Sakira est excisée (p. 42)! oui, la charia s'applique (p. 50). Sa place devient cependant de plus en plus grande, sans jamais revêtir un
caractère oppressant: l'islam est là comme quelque chose de naturel, avec quoi les personnages vivent. Rien d'extraordinaire, par exemple, à ce que tel restaurant ne serve pas d'alcool parce que
le propriétaire de l'immeuble est un pratiquant fervent. En revanche, malheur à celui qui refuse publiquement de faire sa prière à la mosquée... comme Vieux Lézard.
Cela n'empêche pas une certaine liberté: Sakira est enceinte, elle l'annonce à Vieux Lézard au restaurant précité... sans qu'on sache trop si ce dernier est vraiment le père de l'enfant à naître.
Liberté qui fait écho à l'attitude de libre penseur revendiquée par Vieux Lézard, soudain placé face à ses responsabilités, réelles ou supposées parce que là aussi, l'auteur laisse planer le
doute.
Entre oralité et
écriture
L'auteur assume clairement l'héritage d'une tradition orale. Dans "Vieux Lézard", elle se traduit par de nombreuses digressions (entre autres sur le vousoiement et le
tutoiement, sur la noblesse et sur l'importance de la parole donnée) qui donnent l'impression que l'esprit du narrateur bat la campagne. Elle apparaît aussi au fil d'interpellations du
lecteur.
Mais cela n'empêche pas l'auteur de se rappeler qu'il écrit un roman, genre "écrit" par excellence. Il sort donc ce que sa langue a de plus beau, soignant la phrase et recourant à toute la
richesse d'un vocabulaire qui sait se faire recherché et jouer avec les parlers locaux.
Ousmane Diarra, Vieux Lézard, Paris, Gallimard/Continents noirs, 2006.
Photo de l'auteur: http://www.africultures.com.