Avec "Ruine", Alain Spiess a signé un roman bref aux phrases longues. Paradoxal? Pas tellement, nous allons le démontrer. Il y a en effet
un côté "exercice stylistique" dans ce roman, qui relate la lente déconfiture de Sebain, assis dans un restaurant de standing face à un narrateur mal à l'aise - et ce côté aurait pu lasser, comme
souvent dans ces cas-là, si le roman avait été plus long. La longueur des phrases de ce texte a une double fonction: d'une part, elle rappelle la lenteur du service (apparemment calculée) et
la lenteur de Sebain en train de manger et de soliloquer (parfaitement calculée, elle). D'autre part, elle permet à l'auteur de ressasser à l'envi les quelques éléments qu'on trouve dans
l'établissement, et de faire évoluer ses personnages et groupes avec une lenteur obsédante. Le système présente certes un inconvénient: à force de montrer des actions simultanées, l'auteur se
trouve obligé d'user fréquemment d'adverbes tels que "tandis que", "pendant que", "alors que", etc.
Le côté obsédant des répétitions qui rythment l'ouvrage est particulièrement perceptible pour les éléments quasi immuables: la photo de la baleine échouée, ou le parfum entêtant de muguet de la
jeune serveuse blonde aux seins engageants (fantasme classique!)... du moins jusqu'à ce qu'elle décide qu'il est l'heure pour elle d'arrêter son service. Les répétitions permettent, enfin, de
rappeler au lecteur qu'il y aura une catastrophe finale; l'auteur entretient ainsi l'intérêt, et pousse le lecteur à vaincre la longueur de la phrase. Astuce efficace.
Passant d'une table à l'autre, d'un personnage à l'autre, l'auteur parvient à dire tout ce qui se passe, par bribes, en fonction des éclats (de voix ou autres) en provenance de l'une ou l'autre
tablée, comme cela arrive effectivement dans un restaurant. Plus fort encore, l'auteur parvient à suggérer ce qui se raconte un peu partout, et à recréer ainsi, par éléments, des histoires plus
ou moins suivies et des portraits plus ou moins ébauchés. Cela, sans recourir jamais au style direct, même à la table du narrateur: celui-ci n'est pas à sa place face à Sebain, et ne se gêne pas
de le dire dans son récit; au restaurant, il fait de la figuration et se montre distrait, que ce soit par la décoration ou les seins de l'accorte serveuse blonde.
Et la fin surprend le lecteur: on se serait attendu à un paroxysme plus profond qu'un simple pétage de plombs par un Sebain devenu ivre de vins puissants et de calvados des familles, au terme de
récits de guerre honteux racontés de manière hasardeuse en phrases alambiquées. Rappelons que Sebain souhaite liquider son affaire, et que le narrateur est l'émissaire de Catherine, repreneuse
potentielle: des faits de guerre dont on n'est pas fier sont-ils rédhibitoires? Je dois avouer avoir eu un peu de peine à voir le rapport. Sans doute faut-il le trouver dans l'état de "ruine
humaine" en cours de déliquescence qui est celui de Sebain dans l'ouvrage.
Déçu donc par la fin; mais je reste d'avis qu'il y a aussi du bon dans ce livre, essentiellement du point de vue stylistique. A vous de juger, donc!
Nota: j'apprends à l'instant que l'auteur est décédé le 30 juin 2008.