Il arrive que de tout petits
livres discrets, presque des nouvelles, vous étonnent par leur force d'évocation poétique et par le travail d'imagerie qu'on y trouve, derrière une trame apparemment anodine. "Très cordialement",
premier roman traduit en français de l'Italien Andrea Bajani, est de ceux-là. Découpé en chapitres brefs, il constitue un excellent moment de lecture sur une centaine de pages aux arômes
tragi-comiques sur fond de licenciements à la fois massifs et nécessairement personnalisés.
Nécessairement, en effet: face à la mort, chacun est seul, et l'auteur utilise la métaphore de la mort pour désigner l'interruption des rapports de travail - et vice versa. Le directeur
commercial connaîtra les deux événements dans l'espace du récit; c'est du reste sur son départ que l'histoire s'ouvre. Un départ qui sent le sapin plusieurs semaines avant le renvoi effectif; et
cette odeur poursuit tous ceux qui, tôt ou tard, feront partie des charrettes de personnes licenciées. La mort est lente dans les deux cas: analyse d'un poste avant sa suppression, décès par
cirrhose après une greffe du foie manquée.
Les hommages ne manquent pas pour les personnes qui partent - hommages dont on se fiche, un peu comme du confort du défunt placé dans un cercueil. En particulier, on voit revenir
régulièrement des caisses de champagne, servant aux pots d'adieu. L'idée d'écrire des lettres types aux personnes renvoyées est très vite impopulaire, à telle enseigne qu'on revient à l'ancien
système... et que c'est le narrateur, rapidement surnommé "Killer" (p. 34), qui se met à écrire les lettres de licenciement. Des lettres qui sonnent comme des rubriques nécrologiques,
faisant l'éloge du défunt, pardon: du collaborateur en partance.
A partir de là, c'est un autre thème qui est également développé dans ce roman. De même que les hommages au défunt ont toujours un petit quelque chose de contraint et d'hypocrite, Andrea Bajani
parvient à mettre en évidence toute l'hypocrisie d'une certaine pratique des ressources humaines. Cela se constate aux exemples précités, mais aussi à la construction d'un terrain de tennis afin
que le personnel puisse se défouler pour être heureux... ce qui n'a pas empêché l'entreprise de plafonner les salaires du personnel. Cela, sans compter que le directeur des ressources humaines, à
la façon d'un colon, se mêle d'aller donner des leçons de management au Brésil. Enfin, les lettres de licenciement réalisent un tour de force: faire croire au collaborateur que c'est l'entreprise
qui souffre le plus de son départ. Dans ce sens, reprises in extenso, elles constituent toutes des chefs-d'oeuvre d'ironie grinçante qui se terminent toutes par la phrase rituelle "Très
cordialement" - d'où le titre.
Un livre à aimer, donc, peut-être un peu oublié par les critiques. Mais vous, lecteurs assidus, vous allez vous en souvenir...
Andrea Bajani, Très cordialement, Paris, Panama, 2005. Traduction de Vincent Raynaud.