... découvrir la camorra: c'est ce que propose le best-seller "Gomorra", signé Roberto
Saviano. Best-seller? Il s'en est vendu 1,2 million d'exemplaires, dans 43 langues. Un sort enviable pour un ouvrage, un peu moins pour l'auteur, qui vit sous protection policière depuis la
publication de la version originale de son vaste reportage et envisage de s'expatrier. Salman Rushdie, dont la tête est également mise à prix, conseille à Roberto Saviano de bien choisir son
exil...
Alors, "Gomorra", de quoi s'agit-il? Avec ce livre extrêmement dense où les révélations se succèdent à une vitesse effrénée, l'auteur réalise un double tour de force: donner un aperçu complet des
activités de la camorra, ou mafia napolitaine, et dresser un tableau sociologique des populations des lieux. Les faits, les hommes, donc.
Les faits? Roberto Saviano ne fait pas dans la dentelle, si j'ose dire, et balance d'emblée au lecteur que la moindre chemise Valentino qui traîne dans ses placards peut le rendre complice. A ce
titre, la visite guidée des ateliers de petites mains des quartiers populaires de Naples est édifiante. Les plus friands de potins sauront également, en lisant ces pages, d'où vient certain habit
blanc porté par Angelina Jolie. Complicité également dans la description du traitement des déchets par la camorra, qui importe les poubelles de l'Europe entière pour les enterrer en
Campanie - une Campanie qui, du coup, ne sait plus où mettre les siens.
Du côté des hommes, le lecteur sera épaté par tout ce que l'auteur est parvenu à voir, à entendre même. Sans doute a-t-il recouru à des méthodes similaires à celles de Günter Wallraff, auteur de
"Tête de Turc", pour s'infiltrer dans des milieux normalement assez fermés, pour manger des pizzas avec de jeunes mafieux. Moyennant l'achat du MP3 d'un de ces jeunes caïds, il a même pu
découvrir ce que l'on écoute quand on tue un rival ou un suspect. Plus attendu, le chapitre consacré à la faida de Secondigliano relate les règlements de compte entre le clan des Espagnols et
celui des Casalesi; il permet de visiter le quartier défavorisé de Secondigliano, et tout ce qui peut se passer à l'ombre des "Vele", ces grands ensembles massifs et fascinants signés de
l'architecte Franz di Salvo, emblèmes du bétonnage du territoire encouragé par le système, où vit une faune humaine des plus interlopes.
Mais, si fouillé soit-il, l'ouvrage de Roberto Saviano ne saurait être qu'une histoire de gangsters. Pourquoi tout
le monde lui en veut-il à présent, les gentils comme les méchants? L'auteur parvient également à dégager un élément très important du "système": tout le monde en profite. Rappel des faits: le
taux de chômage atteint 25% à Naples, et les emplois honnêtes ne rapportent que des clopinettes. D'emblée, Roberto Saviano relève donc que les emplois, honnêtes ou non, relatifs à la camorra sont
certes plus exigeants, mais rapportent bien davantage. Trafiquant de drogue à Scampia est par exemple plus lucratif que traducteur à Pontoise... même si c'est plus risqué. Plus valorisant aussi,
puisque la camorra sait récompenser son personnel (armes, mobylettes, etc.) Autant dire qu'en s'attaquant à la camorra, Roberto Saviano s'attaque au fonctionnement de toute une société. Certains
camorristes n'hésitent pas, même, à avancer que c'est grâce à eux que l'Italie est à présent dans la zone euro...
A lire de toute urgence, donc, et à recommander même aux allergiques aux best-sellers. Mais je préviens: c'est du lourd.
Roberto Saviano, Gomorra, Paris, Gallimard, 2007.
Günter Wallraff, Tête de Turc, Paris, La Découverte, 1986.
Photo: les "Vele" de Scampìa. Flickr/PiE81/SuPerDraS