Vous avez dit "okosténie"? Que signifie ce mot aux allures russes, titre d'un roman de Nicole Caligaris, paru aux éditions
Verticales l'an dernier? L'auteur laisse à l'auteur Miroslav Popovic le soin d'expliquer: en substance, il s'agit de la rigidification d'un prisonnier face à la torture, l'humain devenant comme
un morceau d'os insensible. Et avec "Okosténie", Nicole Caligaris signe un beau roman, long et parfois difficile, sur la condition humaine dans des circonstances exceptionnelles qui la
brisent.
Les deux premières parties de ce roman qui s'étend sur environ une saison se déroulent en vase clos, dans une pièce d'une villa où sont enfermés deux prisonniers, sans raison connue - le roman
restera muet à ce sujet, du reste, de bout en bout. Les deux personnages n'ont pas de nom, à peine un visage, du moins au départ. Le comparse du narrateur se fait appeler "le 53", un numéro pour
celui qui, dès le départ, prend les coups et subit la torture.
Face à eux, les tortionnaires ont encore moins de visage qu'eux. Qui sont-ils? Des franquistes, des nazis, des staliniens? Jusqu'au bout, le lecteur l'ignorera, devra se contenter d'un "ils" fort
impersonnel. C'est là l'une des forces principales de ce roman: ne pas donner le moindre visage, la moindre possibilité d'identification à un mal présenté comme absolu, inhumain. Et c'est là
qu'on touche à l'universel - un pas de plus que Philippe Claudel qui, dans "Le Rapport de Brodeck", donne encore des allusions
suffisamment précises à son lecteur pour qu'il devine qui a inspiré le méchant de son roman - cela, même s'il ne nomme personne non plus.
Le 53 a une histoire, qui commence à émerger dans la troisième partie, permettant au lecteur (et à l'auteur!) de quitter le huis clos de la cellule. Quelle histoire? Le 53 est enseignant, il
prend la fuite,... mais le doute est instillé d'entrée par le narrateur: perclus de souffrances, le 53 n'est plus à même de raconter une histoire intelligible, et n'est plus en mesure de jouer
son rôle de transmetteur de bribes d'humanité. Vraie ou rêvée, alors, l'histoire? Tout cela pour rien? Le lecteur s'interroge également, et le narrateur ne se prive pas de le faire.
Ce rôle de transmetteur dérisoire d'une quelconque humanité est également endossé, dans l'histoire racontée par le 53, par Savoy, qui emporte dans sa fuite, au péril de sa vie, une caisse pleine
d'enregistrements de chansons et de paroles anciennes, disparues même. Savoy est l'un des personnages d'une humanité certes hors de prison, mais elle aussi dérisoire, affublée tout au plus de
surnoms ("Tingo", mendiant boiteux, ou l'improbable nom de la femme, "Bwho Min Tan Aruphapoi"), dont la vie ne vaut plus grand-chose. Le nom de "Savoy" renvoie du reste au nom de l'hôtel où les
destinées se jouent au poker; c'est un nom d'hôtel des plus communs, qui équivaut à l'anonymat.
Et les instants de lumière, alors? Y en a-t-il dans ce monde de noirceur? Eux aussi sont fugaces et impalpables, mais ils éclairent le propos d'une lumière heureuse qui fait contraste - et
ressemble en les transcendant et en leur donnant un sens, à ces plaisirs minuscules qu'on voit beaucoup depuis Philippe Delerm. Il s'agit des rayons de soleil, trop rares, qui pénètrent dans
la cellule, et de l'odeur de la cigarette non consumée que le narrateur garde dans sa poche - et qui fait écho à la fumée des cigarettes que les geôliers fument derrière la porte. Quand on n'a
plus rien, semble dire le narrateur, il n'en faut pas plus pour que votre coeur batte plus vite.
Le narrateur, du reste, prend volontiers à partie son lecteur, ce qui donne à ce roman l'allure d'un récit de souvenirs. Un récit cependant très soigneusement écrit, où quelques mots populaires
ou grossiers viennent jouer le rôle de rugueuses aspérités. Les chapitres sont brefs, comme de courts éclats de conscience dans une vie inhumaine dont la dernière dignité est, en somme, d'écrire
(ou de dire) et de le faire superbement.
Nicole Caligaris, Okosténie, Paris, Verticales, 2008.