Je viens de terminer avec délices l'ouvrage de Jean Amila (Jean Merckert), "Jusqu'à plus soif". Un réel bonheur
qui se dévore, autant le savoir tout de suite, et une perle de roman noir daté de 1960, où l'on croirait, à chaque page, voir apparaître la gueule magistrale d'un Jean Gabin. Ou le
fumet délicat d'un bon calvados...
Le roman de Jean Amila pose en effet, pour faire simple, trois camps: celui des policiers, celui des contrebandiers et celui de l'anti-alcoolisme. On peut, on doit même y ajouter un
quatrième camp, celui des villageois. Les villageois? L'auteur situe son histoire dans la Normandie des années 1950/60, et prête à ses personnages l'habitude généralisée de boire, de boire et de
boire encore. Une manie qui n'épargne personne, pas même les fillettes de l'école, pas même le curé.
Face à cela, Marie-Anne, la nouvelle maîtresse d'école, fait bien pâle figure, en dépit de sa détermination. De nos jours, qu'une institutrice punisse quiconque est mineur et picole - ou, au
moins, s'en inquiète fortement - c'est assez normal; là, en revanche, c'est l'abstinence qui est louche, et l'alcoolisme qui est la norme. L'une des lectures de ce récit peut donc être
guidée par le biais de ce personnage qui lutte, seul (même sa directrice est acquise aux bienfaits de l'alcool de pomme), contre une mauvaise habitude. Baccalauréat et grands principes contre
tradition et alcoolisme, en quelque sorte.
L'autre biais, naturellement, est celui du roman noir. Là, l'auteur s'amuse à camper une belle galerie de portraits d'une fine équipe qui joue aux gendarmes et aux voleurs. Cela lui permet de
camper l'une des premières grandes scènes de son roman, celui de la course-poursuite entre la voiture des contrebandiers et celle des policiers à travers un verger de pommiers où paissent les
vaches, en pleine nuit, avec plongeon des policiers dans la mare toute proche - ce qu'on appelle "un bain de pieds" qui revient périodiquement au fil du récit, comme un gimmick à l'encontre de
l'agent Augereau. Sachant qu'Augereau, justement, est le cousin de Marie-Anne et que celle-ci va flirter avec Pierrot (voir ci-dessous), quelques chassés-croisés sympathiques sont à attendre
- l'auteur aurait même pu jouer davantage là-dessus.
Le héros de l'équipe de contrebandiers s'appelle Pierrot, jeune, ambitieux, mais aussi "cul-terreux", pour reprendre le langage fleuri de l'auteur. Le coup de la voiture de policiers dans la mare
fait partie de sa pratique quotidienne - le fait d'un jeune coq local, ce qu'il est finalement. Mais le hasard va l'amener à Paris, où il peine à trouver ses marques et finit par se
faire blouser par des gangsters matois, alors qu'il a cherché à jouer au plus fin avec eux en les doublant. Peut-on y voir un avertissement contre ceux qui recherchent la gloire dans la grande
ville? C'est une piste. Mais au terme du récit, Pierrot trouvera son bonheur dans son village normand. Mieux vaut être roi chez soi que prince chez les autres...
Au-dessus de lui, deux gangs qui finissent par se tirer dans les pattes: celui de Bardin, tenant de la vieille tradition, tient boutique dans un restaurant normand. Son but? Supprimer les
intermédiaires à son profit, ou les maintenir afin de garantir un métier de tradition. Et précisément, la bande à Rousseau (les Parisiens) recherche exactement la même chose - mais c'est le
versant moderne de la question: supprimer les intermédiaires pour faire face à la demande et maximiser le profit. Leur querelle, du reste résumée en fin de roman (elle trouvera son reflet dans la
succession de l'abbé), va faire intervenir tout le monde, en un imbroglio final des plus magistraux, où même les villageois protègent un métier qui, pour illégal qu'il soit, fait vivre toute
une région.
Anti-alcoolique ou moralisateur, Jean Amila? On pourrait s'y attendre, d'autant plus que dès le début, il met en scène une jeune femme qui, ivre et enceinte, choisit de se donner la mort par
noyade. Cela flaire le drame social... mais l'auteur évite l'écueil du larmoyant en laissant au lecteur le choix de prendre parti pour les villageois, qui vivent de l'alcool. Il leur lance même
un clin d'oeil bienveillant: dans son histoire, de quoi le curé est-il mort? D'avoir arrêté de boire, finalement...
Jean Amila, Jusqu'à plus soif, Paris, Gallimard, 1962/Folio Policier, 2005.