Quoi de plus déconcertant que le début du "Rapport de Brodeck" de Philippe Claudel? Il n'est pas évident de prendre pied dans cet ample roman décliné avec la lenteur d'un fleuve, dont
les premières pages peuvent paraître fort "abstraites" - les dernières aussi, du reste, à leur manière - ou plutôt à la manière de leur auteur. Il faut un peu de temps pour comprendre qu'en
réalité, Brodeck ne va pas rédiger un rapport, mais deux. Ca tombe bien, parce qu'il a deux histoires à raconter: la sienne et celle de l'Anderer, ou plutôt celle de son village.
Deux histoires antinomiques à plus d'un titre, disons-le. La sienne, c'est celle d'un homme qui passe malgré lui un séjour dans des camps de concentration qui pourraient bien être ceux des nazis.
Entre Adolf (Hitler?), chef des envahisseurs du village, et Göbbler (Goebbels?), veule collabo, on peut courir sur la piste de cette image; l'auteur ne ferme pas la porte. Mais du fait des
témoignages dont nous disposons sur ce sombre épisode, c'est une histoire connue, donc peu intéressante, en l'espèce, en regard de l'autre. Le destin de l'Anderer, en effet, retient
davantage l'attention parce qu'on n'en connaît pas d'emblée les tenants et aboutissants: qui est l'Anderer, ce bonhomme tout rond venu de nulle part? Quel est son profil? Son nom? L'auteur ne
concède les réponses qu'au compte-gouttes, se garantissant ainsi l'attention du lecteur... et offrant à son roman son véritable intérêt, sa véritable arme pour accrocher le lecteur.
Mais l'une n'est-elle pas la version en creux de l'autre, pour ne pas dire "la même histoire"? Brodeck a été évincé de son village par les locaux, sous la pression de l'envahisseur, des
"Fratergekeime", qui usent de la métaphore faussement aimable du papillon "Rex Flammae", qi tolère l'étranger dans ses groupes tant que tout va bien mais l'écarte en cas de danger, pour
arriver à leurs fins. Ces mêmes villageois trouvent justement le moyen d'éjecter l'Anderer, dans une manière non moins horrible, construite sur peu de chose et, en particulier, sur rien de
concret: pas de danger, juste une illusion sur laquelle je reviendrai. Rien de plus, en tout cas, que ce qui fonde certains sentiments xénophobes à notre époque.
Une telle approche rend les villageois pires encore que leurs anciens maîtres, l'arrivée de l'Anderer étant postérieure à la guerre et à l'occupation. Mais le lecteur un peu curieux ne saurait se
contenter de ne voir ici qu'une dénonciation de la xénophobie actuelle, réelle ou supposée. Trop convenu à notre époque!
Qui est cet Anderer, alors? L'auteur entretient le mystère tout au long des plus de 400 pages de son roman, pour ainsi dire. Jusqu'au bout, nous ne saurons même pas le nom de l'Anderer. Plus
qu'un étranger, je préfère y voir (en dépit de son surnom explicite) un portrait de l'artiste en révélateur des plus sombres secrets d'un groupe social. Récapitulons: l'Anderer est donc un
artiste, ce que le lecteur découvre peu à peu au fil des pages, puisque l'auteur le montre en train de croquer, d'ébaucher, de crayonner. Le résultat de ses travaux fait l'objet d'une improbable
exposition à l'auberge municipale, qui constitue un paroxysme de ce roman. Paroxysme? C'est là que l'on trouve l'une des clés importantes de ce roman: selon l'instituteur Diomède, les tableaux de
l'artiste ne "sont pas vraiment fidèles, mais très vrais." Tout cela, c'est pour le lecteur la description exacte d'un roman qui cherche et exploite une métaphore de l'indicible
nazi sans jamais nommer celui-ci; mais, pour des personnages habitués au secret et peu causants, c'est surtout l'ouverture de la boîte de Pandore. Une ouverture qui ne repose que sur des
subjectivités, des illusions donc, une ouverture dans laquelle l'alcool joue en plus le rôle de catalyseur. Ce faisant, Philippe Claudel recrée la figure classique de l'artiste raté, ou
plutôt de l'artiste maudit, mais avec le sourire.
S'ensuivent les mises à mort, d'abord symbolique (destruction des oeuvres d'art de l'Anderer), puis physique (les animaux de l'artiste, puis l'artiste lui-même). Quant au rapport, Brodeck l'a
rédigé, paradoxalement, afin que personne ne sache rien de ce qui s'est passé, de l'Ereigniës, etc. "Je sais que raconter est un remède sûr", dit quelqu'un (p. 318). Peu importe, à ce régime, que
le fruit de raconter finisse au feu afin que personne n'en sache rien. "Raconter"? L'auteur, lui, choisit de prêter la voix à tous ses personnages, chacun amenant sa pièce au puzzle, petite ou
grande, Brodeck se contentant de jouer le rôle de réceptacle de mille secrets, de confesseur laïque. Un peu à l'instar du curé Peiper, son pendant religieux, mais qui, lui, a déjà baissé les bras
et noie son renoncement dans l'alcool tout en incarnant, à lui seul, la métaphore du secret - secret inviolable s'il en est puisqu'il s'agit de celui de la confession.
Appréciable, alors? Pas forcément le roman le plus facile qui soit, mais certainement pas le moins riche. Le lecteur devra s'attendre, pour arriver au bout de son périple, à franchir
l'escarpement d'un jeu dialectal pseudo-germanique un peu lourd (il oblige l'auteur à traduire) et à reconstruire, petit à petit, le puzzle de tout un peuple d'âmes grises. Ce qui n'est pas
forcément désagréable.
Philippe Claudel, Le Rapport de Brodeck, Paris. Stock, 2007.