Naviguer sur les berges du Saint-Laurent, ce n'est pas rien! Cela peut même s'avérer une expédition policière de très bonne facture,
pour peu qu'elle soit signée, par exemple, Marie Laberge.
Québécoise, l'auteur n'est pas familière du genre policier. Mais avec "Sans rien ni personne", paru à la fin de l'an dernier, elle s'en sort avec les honneurs, et plus encore. Rappelons-en
brièvement la trame: M. Bonnefoi est malade, il n'en a plus que pour quelques mois à vivre. Mais son rêve le plus cher, d'ici à l'échéance fatale, est que soit élucidée l'affaire du meurtre de sa
fille et du bébé qu'elle portait, survenu dans la Belle Province. Petit détail: l'affaire remonte aux années 1970; il s'agit donc d'un "cold case". Patrice, responsable de ce genre de cas,
connaît Bonnefoi de longue date; convaincu, il décide de convaincre sa hiérarchie de rouvrir le dossier... en collaboration avec son homologue du Québec. C'est donc avec Vicky, candidate au titre
de quinquagénaire, qu'il va faire équipe sur place, et remonter le Saint-Laurent et les embrouilles familiales de Marité, Jocelyne, Justine, Gus, et de tout un tas de monde de sages-femmes, de
michetons, d'enfances brisées, de pauvres gens, de grands coeurs et de petites lâchetés, etc.
Quelques mots sur le style, pour commencer: Marie Laberge le soigne, en privilégiant l'efficacité du propos et en lui conférant beaucoup de solidité. Sa prose est donc extrêmement accrocheuse, et
repose sur des valeurs sûres. Elle n'a, par ailleurs, aucun complexe à jouer avec les québécismes et à en user. Ses dialogues sont fort élaborés, tantôt très "québécois", tantôt très "français de
France", selon qui s'exprime... ou selon quel Québécois souhaite se faire bien voir du Français débarqué en mission. Le personnage de Vicky lui-même se surprend plus d'une fois à pincer davantage
son français face à Patrice, ce dont elle est la première à enrager.
Avec son côté efficace, cette histoire a un côté "cinéma américain", où deux personnages que tout sépare (et pas seulement l'Atlantique) sont amenés à surmonter leurs divergences pour
travailler ensemble. Au début, on est tenté de se demander si Vicky va quitter son homme, Martin, pour tomber dans les bras de Patrice. Je vous laisse la surprise...
Mais par-delà un tel rapprochement, Marie Laberge parvient à être plus subtile que les bandes de Hollywood en mettant en évidence certaines facettes des différences culturelles entre deux terres
qui parlent pourtant la même langue. Elle en joue même à fond. Le gag le plus récurrent est sans doute celui de la fumée: Patrice est un fumeur invétéré, ce qui le met dans des
situations impossibles dans un pays où, pour s'en griller une quand on est fonctionnaire, il faut s'éloigner sensiblement du bâtiment administratif où l'on travaille. Et ce, par tous les
temps... Il y a aussi les habitudes alimentaires (Patrice aime un solide repas bien arrosé à midi, Vicky mange le soir avec son homme, qui cuisine mieux qu'elle), le mode de travail (Patrice
semble ne jamais dormir), les sensibilités respectives, etc. Cela, sans oublier quelques clichés que l'auteur dégomme au passage, par exemple sur le "joual".
Il y a enfin beaucoup d'empathie pour les personnages du roman, peints dans le détail - les personnages principaux certes, mais aussi quelques ombres qu'on découvre au fil des pages, au gré des
recherches des policiers, qui doivent souvent faire avancer leur enquête avec presque rien. Un roman policier sensible, donc, qui vaut la peine d'être lu.
A noter, enfin, que Marie Laberge a signé une des "Dictées des Amériques".
Marie Laberge, Sans rien ni personne, Montréal, Boréal, 2007, 434
pages.