Voilà que j'ai mis en pratique le beau précepte que j'ai énoncé il y a quelques
jours: lire les sorties du printemps avant qu'elles ne sombrent dans l'oubli des vacances et de la rentrée. Cela m'a conduit à ouvrir "L'archer du pont de l'Alma", roman de Hervé Algalarrondo -
journaliste au Nouvel Observateur en plus d'être un romancier doté d'une plume classique, mais efficace et accrocheuse.
Qu'est-ce que l'auteur offre là? A 35 ans, son personnage principal se retrouve dans une situation peu confortable: son corps ne lui obéit plus. Et ce, dès les premières lignes du roman: pas de
psychanalyse gommeuse du bonhomme, ou d'explications interminables sur son enfance comme je le craignais. Lâchons le morceau: pour commencer, notre gaillard se surprend à sucer son pouce, sans
qu'il l'ait jamais voulu. Son fils s'en moque, son épouse ne veut pas de ça chez elle...
35 ans: on dirait que l'auteur veut mettre en scène la renaissance, voire la naissance tout court, du corps de son personnage principal et narrateur. Sucer son pouce, c'est un geste de bébé; plus
loin (chapitre 2), on passe à une sorte d'adolescence où le personnage principal connaît des pulsions sexuelles non maîtrisées qui le poussent dans des situations peu agréables (draguer un
motard, par exemple, ou tromper sa femme). Là-derrière, cependant, se dessine une mission, ou ce qui semble en être une: tuer l'homme de main de la Juventus, venu débaucher à Paris l'avant-centre
du PSG. Une histoire de foot, tiens!
Mais personne ne joue au foot dans cette histoire, ou si peu: c'est à Gibraltar que le narrateur acquiert le niveau nécessaire pour tuer sa cible au tir à l'arc. Une victime choisie au hasard,
une sorte de crime parfait donc. Ce qui rend cela possible, c'est l'évolution toute naturelle du narrateur face au changement: d'abord, il le refuse, combattant sa première manie en portant une
écharpe autour de sa main; puis il l'accepte, rompant avec sa famille et son travail pour suivre son corps. Enfin, il s'en fait le promoteur enthousiaste, s'investissant dans son homicide dans
l'espoir que son corps s'assagira.
Le meurtre a lieu en milieu de roman (chapitre 9, intitulé très psychologiquement "passage à l'acte"), créant une coupure. Après cela, le narrateur va toujours douter de son corps: est-il
redevenu obéissant, ou est-il toujours rétif? Le fait est qu'à partir de là, il vit en harmonie avec son corps, s'adonnant même au tir à l'arc avec le commissaire qui mène l'enquête sur son
meurtre - sans jamais atteindre le niveau nécessaire pour tuer, ce qui l'éloigne de tout soupçon.
Qu'est-ce que l'auteur propose donc là? "Vous resterez dans l'Histoire comme un précurseur: les corps s'émancipent.", dit la dernière phrase du roman. Au-delà d'une histoire de meurtre et de
pathologie particulière, sans doute l'auteur veut-il rappeler qu'être bien dans son corps, c'est être mieux dans sa vie. Au début, le narrateur est présenté comme un homme maigrichon qui n'a
jamais brillé par son attrait pour l'activité sportive; tout au plus suit-il les matches du PSG avec son fils Jérôme. Sa vie de famille est tranquille, ce qui fait qu'une absence prolongée (il
part pour faire le point, jusqu'à Gibraltar, après un crochet par Le Vigan) peut être recevable et crédible. A son retour, le voilà bronzé, en bonne condition physique, faisant même l'amour
autrement qu'avant avec son épouse, qui finira par quitter son amant. Sans doute a-t-il fallu cette catharsis, cette révolte (c'est un peu comme cela que l'action du corps du narrateur est
présentée) pour faire du narrateur un homme véritablement accompli.
Coûteux, mais nécessaire...
Hervé Algalarrondo, L'archer du pont de l'Alma, Paris, Grasset, mai 2008.