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11 juillet 2008 5 11 /07 /juillet /2008 19:20

#296 - Gibert Joseph Boulevard Saint MichelUn texte que je livre ici à la manière d'un test - en vous demandant de me dire s'il fonctionne, donc s'il est crédible, ou s'il est raté, pour cause d'idée viciée à la base. D'avance, je vous remercie.

Pardon

 

Rien n’est plus indispensable qu’un Opinel. La vie réserve toujours une pomme à peler ou un morceau de pain à partager, et dans ces cas-là, on le tire si facilement de la poche intérieure de son veston ! C’est ce que pense Paul, vers le milieu d’une de ces journées de désoeuvrement où l’imagination bat volontiers la campagne, alors qu’il musarde entre les étagères et les bacs de la librairie Gibert Jeune. Son œil caresse les dos des livres, sa main saisit et feuillette. Précieux incunables ou romans épuisés, sa curiosité est insatiable. Au rayon des meilleures ventes d’avant-hier, Paul tombe sur un volume qui l’intrigue. Précisément, c’est sur le papier millimétré fixé à sa couverture par une pince Bulldog que son attention trébuche. Sur le billet, deux mots seulement, écrits à la main, en lettres bâton.

« Pardon. Jessica. »

Jessica. Paul se trouble face à ce prénom familier, trop connu même… Serait-ce elle ? Paul observe le message de près. Papier millimétré, graphie soignée, texte lapidaire. Il n’y croit pas, et pourtant… L’estomac soudain serré, le sang affluant vers son cœur emballé, Paul est transporté vingt-cinq ans en arrière.

Jessica, c’était la femme dont il était tombé amoureux lorsqu’il menait ses études d’architecture. Elle suivait une filière de lettres, et dévorait les livres comme d’autres fumaient leurs Gitanes. Lecteur vorace lui-même, il n’avait pas hésité à l’aborder, à lui parler de sa passion pour Montherlant, puis à lui proposer d’unir leurs bibliothèques respectives. Leur couple avait connu un début enchanté, avec mille débats pour savoir où mettre toute cette littérature : faudrait-il mettre la prose de Kant au grenier ? Celle de Grenier à la cave ? Celle de René Fallet à côté des bouteilles, dans le cellier, afin de la déguster un verre de Beaujolais à la main ? Les livres s’entassaient jusque dans les toilettes, jusque dans ce qui devait être la chambre de leur premier enfant.

Un premier enfant qui ne vint jamais. Jessica en perdit l’esprit. Un mal redouté, qu’elle avait jugulé au sortir de son adolescence, la noya à nouveau. A certaines heures, il était impossible de l’approcher sans qu’elle ne se lançât dans d’homériques scènes d’hystérie. Puis elle redevenait la femme aimante et passionnée que Paul connaissait. Les médicaments qu’elle prenait n’avaient aucune prise sur son âme viciée. Elle avait cessé de lire, préférant s’abîmer de longues heures dans la baignoire ou errer sans fin dans les bois ou dans la grande ville.

Un jour, elle ne revint pas.

Paul la chercha partout, demanda l’aide de la police, qui diffusa des avis de recherche reproduisant la photo de son permis de conduire.

Elle ne reparut pas.

La poussière du deuil et du souvenir recouvrit l’âme de Paul. Il s’efforça de reprendre une vie sociale qu’il avait peu à peu abandonnée. Il trouva une amie pour égayer sa quarantaine, mais trop souvent, le passé et son voile de tristesse venaient embrumer leurs rencontres. Ils se quittèrent, se reprirent, décidèrent d’abandonner toute relation amoureuse, se promirent de rester bons amis, finirent par ne plus se revoir que de loin en loin, puis plus du tout. Ainsi la vie chasse-t-elle les hommes et les femmes qui la peuplent.

Paul ramasse le volume, l’ouvre, y trouve un nom, celui de Jessica, et une adresse, dans le quinzième. Après tant d’années, se pourrait-il… ? Sans répondre aux cris du vendeur qui réclame son dû, il dévale les escaliers du métro, saute dans une rame qu’il trouve lente, beaucoup trop lente. Enfin, elle le dépose Place Charles Michels, d’où il se précipite dans un immeuble de la Rue des Entrepreneurs. La concierge l’attrape au tournant ; essoufflé et tendu, il l’interroge :  

- Jessica Marlier, vous connaissez ?

- Marlier ? Attendez… c’est la petite dame du troisième étage ?

- Peut-être… vous connaissez ? J’aimerais lui parler.

- Ce sera difficile : elle s’est suicidée la semaine dernière. L’autre jour, les bouquinistes sont venus ramasser ses livres. Il y en avait une ramée, dites donc !

Paul est effondré. La concierge n’a pas le temps de le retenir quand il monte quatre à quatre les escaliers menant à l’ultime demeure de celle qui est restée sa femme. La porte de l’appartement est restée ouverte : des travaux sont en cours, le personnel est parti prendre sa pause déjeuner. Paul s’engouffre dans le logement, qui est vide. Pas un seul livre, pas un meuble, rien pour lui rappeler Jessica. Pas même l’odeur ténue de ses cheveux blonds, déjà délogée par les premiers coups de pinceau des peintres chargés des réfections. En voyant le parquet, il se dit qu’elle a dû aimer cet appartement. Il s’écroule, assis, dans un coin, et se laisse aller, longuement, à la tristesse qui le noie.  « Pardon » ? Comme il aurait aimé avoir un instant seulement, rien qu’un, le temps de lui répondre que malgré la peine, jamais l’amour ne l’a quitté, que même la patine des ans n’est pas parvenue à le ternir, que tout peut recommencer… « Trop tard », songe Paul.

Il coule une main à l’intérieur de son veston pour y prendre un mouchoir. Il sent alors sous ses doigts, dans une poche, quelque chose de chaud et de boisé, entrecoupé d’une ligne froide : son Opinel. Celui qu’elle lui avait offert à l’occasion de leur première année de vie commune. « Pour couper les pages des vieux livres », lui avait-elle suggéré. Toute larme soudain tarie, il le prend, l’ouvre d’un geste déterminé. Son dernier acte en ce monde portera l’empreinte d’une volonté de tous ignorée. De tous, sauf, peut-être, de Jessica, qui aimait qu’on réussisse sa sortie.

Rien n’est plus indispensable…

 

Fribourg, le 12 février 2008

Photo: Gibert Joseph, Paris. Flickr/365photos.free.fr

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commentaires

L
J'ai bien aimé, mais je trouve la fin un peu trop brutale ; même s'il est malheureux, le temps devrait avoir fait son oeuvre, et se suicider me parait un peu extrème, à ce stade. Sinon, bravo pour le coup de l'opinel, je me demandais ce qu'il faisait là et à quoi il pourrait bien servir.<br /> je serai curieuse de lire la prochaine version (s'il y en a !)
D
<br /> Merci! Je vais vraiment y repenser. Il y a donc quelque chose à faire, à creuser...<br /> <br /> <br />
M
Désolée, ça ne prend pas vraiment.<br /> Je trouve que la description de la maladie de Jessica n'invoque pas l'empathie du lecteur, ni ne fait sentir pourquoi l'amour a perduré (à cause de termes comme "homérique" ou "vicié", essentiellement. Et puis, si si les médicaments sont au point !...quand on les prend).<br /> Surtout, le suicide compulsif du narrateur n'est pas du tout crédible pour moi (relativement aux symptômes suicidaires usuels). Tel que je le ressens, je le verrais plutôt peler une pomme en soupirant, quelque part soulagé de pouvoir enfin tourner la page.<br /> Bref, je pense que les émotions et leur transmission gagneraient à être retravaillées.<br /> <br /> Sinon, le style coule bien, la structure, les proportions des parties et le déroulement logique sont bons.<br /> <br /> L'histoire me plaît bien et le coup de l'Opinel en accroche et en chute est super bien trouvé !
D
<br /> Intéressant commentaire! Il n'a pas été évident pour moi d'écrire sur une tentative de suicide; cela me semblait cohérent, mais il faut que ça soit crédible aux yeux du lecteur également. Peler une<br /> pomme? Pourquoi pas... une autre utilisation d el'Opinel. Je vais y repenser. Je n'étais pas 100% sûr de cette nouvelle - c'est pourquoi j'ai fait appel aux commentaires. Merci du tien, donc!<br /> <br /> <br />
A
Et comment que cela fonctionne ! Le dénouement est inattendu et peut-être un peu brutal. Je crois que j'aurais aimé en lire plus. Je n'avais pas envie de quitter ces personnages si vite.
D
<br /> ... merci pour votre feed-back! Pourquoi ne pas nourrir la chose, en effet? Je n'étais pas 100% sûr de cette nouvelle, donc de tels avis sont précieux.<br /> <br /> <br />
T
J'aime bien, mais y a-t-il vraiment des incunables chez Gibert jeune ? :-)
D
<br /> Bonne question! Je n'en ai point vu lors de mon passage, au printemps dernier. Disons que c'est l'effet de la fantaisie de l'auteur... Merci de votre lecture!<br /> <br /> <br />
A
Ben ça fonctionne très bien pour moi! :) Surtout que, du coup, mise en garde par tes premières lignes, je guettais la faille, ben, je ne me suis pas attendue à la fin... (le pire c'est qu'au début je me disais, mais que vient faire cette histoire d'Opinel en plein Gibert, mdrr). Toujours aussi fort!
D
<br /> Merci de ta lecture! Le but est toujours de créer une petite surprise à la fin... mais ce n'est jamais évident.<br /> <br /> <br />

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