Un texte que je livre ici à la manière d'un test - en vous demandant de me dire s'il fonctionne, donc s'il est crédible, ou
s'il est raté, pour cause d'idée viciée à la base. D'avance, je vous remercie.
Pardon
Rien n’est plus indispensable qu’un Opinel. La vie réserve toujours une pomme à peler ou un morceau de pain à partager, et dans ces cas-là, on le tire si facilement de la poche intérieure de son veston ! C’est ce que pense Paul, vers le milieu d’une de ces journées de désoeuvrement où l’imagination bat volontiers la campagne, alors qu’il musarde entre les étagères et les bacs de la librairie Gibert Jeune. Son œil caresse les dos des livres, sa main saisit et feuillette. Précieux incunables ou romans épuisés, sa curiosité est insatiable. Au rayon des meilleures ventes d’avant-hier, Paul tombe sur un volume qui l’intrigue. Précisément, c’est sur le papier millimétré fixé à sa couverture par une pince Bulldog que son attention trébuche. Sur le billet, deux mots seulement, écrits à la main, en lettres bâton.
« Pardon. Jessica. »
Jessica. Paul se trouble face à ce prénom familier, trop connu même… Serait-ce elle ? Paul observe le message de près. Papier millimétré, graphie soignée, texte lapidaire. Il n’y croit pas, et pourtant… L’estomac soudain serré, le sang affluant vers son cœur emballé, Paul est transporté vingt-cinq ans en arrière.
Jessica, c’était la femme dont il était tombé amoureux lorsqu’il menait ses études d’architecture. Elle suivait une filière de lettres, et dévorait les livres comme d’autres fumaient leurs Gitanes. Lecteur vorace lui-même, il n’avait pas hésité à l’aborder, à lui parler de sa passion pour Montherlant, puis à lui proposer d’unir leurs bibliothèques respectives. Leur couple avait connu un début enchanté, avec mille débats pour savoir où mettre toute cette littérature : faudrait-il mettre la prose de Kant au grenier ? Celle de Grenier à la cave ? Celle de René Fallet à côté des bouteilles, dans le cellier, afin de la déguster un verre de Beaujolais à la main ? Les livres s’entassaient jusque dans les toilettes, jusque dans ce qui devait être la chambre de leur premier enfant.
Un premier enfant qui ne vint jamais. Jessica en perdit l’esprit. Un mal redouté, qu’elle avait jugulé au sortir de son adolescence, la noya à nouveau. A certaines heures, il était impossible de l’approcher sans qu’elle ne se lançât dans d’homériques scènes d’hystérie. Puis elle redevenait la femme aimante et passionnée que Paul connaissait. Les médicaments qu’elle prenait n’avaient aucune prise sur son âme viciée. Elle avait cessé de lire, préférant s’abîmer de longues heures dans la baignoire ou errer sans fin dans les bois ou dans la grande ville.
Un jour, elle ne revint pas.
Paul la chercha partout, demanda l’aide de la police, qui diffusa des avis de recherche reproduisant la photo de son permis de conduire.
Elle ne reparut pas.
La poussière du deuil et du souvenir recouvrit l’âme de Paul. Il s’efforça de reprendre une vie sociale qu’il avait peu à peu abandonnée. Il trouva une amie pour égayer sa quarantaine, mais trop souvent, le passé et son voile de tristesse venaient embrumer leurs rencontres. Ils se quittèrent, se reprirent, décidèrent d’abandonner toute relation amoureuse, se promirent de rester bons amis, finirent par ne plus se revoir que de loin en loin, puis plus du tout. Ainsi la vie chasse-t-elle les hommes et les femmes qui la peuplent.
Paul ramasse le volume, l’ouvre, y trouve un nom, celui de Jessica, et une adresse, dans le quinzième. Après tant d’années, se pourrait-il… ? Sans répondre aux cris du vendeur qui réclame son dû, il dévale les escaliers du métro, saute dans une rame qu’il trouve lente, beaucoup trop lente. Enfin, elle le dépose Place Charles Michels, d’où il se précipite dans un immeuble de la Rue des Entrepreneurs. La concierge l’attrape au tournant ; essoufflé et tendu, il l’interroge :
- Jessica Marlier, vous connaissez ?
- Marlier ? Attendez… c’est la petite dame du troisième étage ?
- Peut-être… vous connaissez ? J’aimerais lui parler.
- Ce sera difficile : elle s’est suicidée la semaine dernière. L’autre jour, les bouquinistes sont venus ramasser ses livres. Il y en avait une ramée, dites donc !
Paul est effondré. La concierge n’a pas le temps de le retenir quand il monte quatre à quatre les escaliers menant à l’ultime demeure de celle qui est restée sa femme. La porte de l’appartement est restée ouverte : des travaux sont en cours, le personnel est parti prendre sa pause déjeuner. Paul s’engouffre dans le logement, qui est vide. Pas un seul livre, pas un meuble, rien pour lui rappeler Jessica. Pas même l’odeur ténue de ses cheveux blonds, déjà délogée par les premiers coups de pinceau des peintres chargés des réfections. En voyant le parquet, il se dit qu’elle a dû aimer cet appartement. Il s’écroule, assis, dans un coin, et se laisse aller, longuement, à la tristesse qui le noie. « Pardon » ? Comme il aurait aimé avoir un instant seulement, rien qu’un, le temps de lui répondre que malgré la peine, jamais l’amour ne l’a quitté, que même la patine des ans n’est pas parvenue à le ternir, que tout peut recommencer… « Trop tard », songe Paul.
Il coule une main à l’intérieur de son veston pour y prendre un mouchoir. Il sent alors sous ses doigts, dans une poche, quelque chose de chaud et de boisé, entrecoupé d’une ligne froide : son Opinel. Celui qu’elle lui avait offert à l’occasion de leur première année de vie commune. « Pour couper les pages des vieux livres », lui avait-elle suggéré. Toute larme soudain tarie, il le prend, l’ouvre d’un geste déterminé. Son dernier acte en ce monde portera l’empreinte d’une volonté de tous ignorée. De tous, sauf, peut-être, de Jessica, qui aimait qu’on réussisse sa sortie.
Rien n’est plus indispensable…
Fribourg, le 12 février 2008
Photo: Gibert Joseph, Paris. Flickr/365photos.free.fr