Il est des lectures qui s'imposent, vu l'air du temps... Après quelques échanges avec une hôtesse régulière de ce blog (qui se reconnaîtra), "Ainsi va l'hattéria", de
l'écrivain béninois Arnold Sènou, est de ceux-ci. Je viens d'en terminer la lecture, avec un sentiment d'agréable surprise face à une prose qui sort franchement de l'ordinaire.
Quelques mots, d'abord, sur l'objet: "Ainsi va l'hattéria" est un roman dont le manuscrit a été envoyé par la poste aux éditions Gallimard, qui l'ont publié dans leur collection "Continents
noirs" consacrée aux auteurs du sud de la Méditerranée et au-delà. L'ouvrage est écrit de manière compacte, et tient sur 162 pages qui, en dépit de longs paragraphes, sait accrocher le lecteur en
lui montrant certaines facettes de la vie africaine.
"Ainsi va l'hattéria" se construit en deux livres et un épilogue. Le premier livre relate la destinée d'un enfant "pas bien né", prénommé Boulou, dont les lourdes ascendances (il est handicapé
physique) vont plomber toute son enfance. Il est en effet mal vu partout: on se moque de lui à l'école, on l'exclut des jeux, on ne l'aide pas quand il s'agit d'aller chercher de l'eau. Sa
mère n'est pas épargnée: vilipendée, on chante d'affreuses chansons à son propos. Tout cela se déroule dans un village pour ainsi dire anonyme (son nom n'apparaît qu'une couple de fois dans tout
le roman, et peu importe!), à une époque mal déterminée. Ce qu'on sait, c'est que ça se passe en Afrique noire, dans un coin particulièrement pauvre et déshérité, où même l'école, lieu de
prédilection de ce "tu" qui constitue le personnage principal, n'a rien d'évident. Ce flou délibéré des lieux et ce temps étiré, donnent au tout le goût d'un conte. Un conte où, déjà, perce
l'omniprésence de la nature. Le sol se rebiffe, le baobab se met à parler et à répondre à ceux qui l'invoquent, et se veut le relais des arbres morts au nom des constructions humaines. Là encore,
le personnage principal, ce "tu" est un acteur.
La deuxième partie fonctionne différemment. On voit d'abord le personnage principal et sa mère traverser la forêt, afin de se rendre dans "la grande ville". Pour "tu", cette traversée a tout
d'une épreuve initiatique à l'ancienne, incluant un combat avec l'"hommanimal", être mi-homme, mi-bête qui terrorise la brousse. Une fois les personnages en ville, le récit change de paradigme.
D'acteur qu'il était, "tu" devient alors spectateur, voyant les filles courtisant l'Occidental au cybercafé, évoquant le destin d'un jeune footballeur, celui d'une jeune fille partie avec un
escroc, etc. Le jeu des apparences prend tout son sens dans cette ville où un homme joue le riche afin d'être apprécié de ses semblables, en particulier de sexe féminin, alors que tout semblait
vrai au village. "Tu" acquiert ici une double vue qui lui permet de découvrir les coulisses de l'existence de personnages qu'il ne connaît pas, devenant ainsi une sorte de "narrateur omniscient
revisité". Le jeu de la deuxième personne donne ainsi au lecteur l'impression de tout savoir de ce qu'il y a dans les coulisses du récit.
Double fonction du "tu", donc... le lecteur se sent immédiatement concerné. Au début, "tu" est en mesure de savoir ce que l'auteur met en travers de son chemin. Dans le livre deux, ce n'est plus
le cas: la ville est trop grande pour qu'on en connaisse tout. D'acteur, "tu" passe donc au statut de spectateur, un rôle passif qu'on colle au lecteur. Passif? Certes. Mais cela permet à
l'auteur de raconter d'autres histoires, de se libérer du cadre strict de ce que "tu" est censé savoir.
L'épilogue est optimiste; il reprend une dernière fois un portrait de la nature, avant de faire de "tu" un brave fonctionnaire, enfin arrivé à quelque chose alors qu'il est parti de rien et même
de moins que ça. Le tout, à la manière de ce reptile fossile, étonnamment conservé à travers les âges, qu'on appelle l'hattéria.
Arnold Sènou, Ainsi va l'hattéria, Paris, Gallimard/Continents noirs, 2005.
Interview de l'auteur (excellente et recommandable): http://www.afrik.com/article8025.html