Evocation printanière? Estivale? J'aimerais partager
avec vous ce texte qui évoque quelque chose de bien suisse et de bien rafraîchissant, que j'avais commis pour un jeu d'écriture dont la contrainte consistait en une phrase initiale donnée. A
votre santé!
Quand pleure l’Arvine
J’ai une terrible envie de pleurer ! Il me semble que si j’éclatais en sanglots, je me sentirais mieux. Les premiers rayons d’un timide soleil de mars caressent les coteaux, réveillant en moi une sève qui ne demande qu’à monter. La Terre se réchauffe sous mes pieds encore engourdis, l’eau des torrents se fait plus pressante, comme si la montagne de mon Valais de toujours, en cette époque de dégel, se cachait derrière des flots de larmes en voyant s’évanouir la blanche et floconneuse capeline qui lui sied si bien.
J’aimerais pourtant dire aux monts oppressants qui font face au village de Chamoson où j’ai pris pied, tout près de l’église romane de Saint-Pierre-de-Clages, que le vert tout de nuances et de moire qui va les envelopper va très bien leur aller aussi. Il sera jeune et chantant au dessus des villages, et naîtra de mille pieds de vigne qui, comme moi, vont bientôt pousser leurs premières feuilles et lancer leurs pampres conquérants à l’assaut de la treille – quand ceux-ci n’enlaceront pas, presque amoureusement, quelque cep voisin. Il sera plus sombre, plus adulte, sur les hauteurs où les sapins s’amassent à la manière d’un formidable col de fourrure qui enserre la roche nue, noire et inhospitalière sous les rayons de l’astre du jour.
Mes larmes bientôt seront de sève, d’une sève juvénile qui, lentement mais irrésistiblement, montera dans mon corps de bois rude et tors et partira gorger de son suc une myriade de tendres bourgeons, promesses de feuilles et de fruit, de ce fruit dont est tiré, m’a-t-on confié, l’un des plus nobles et plus riches breuvages qui soit. Un breuvage qui, s’il est élevé par un maître, pourra lui aussi larmoyer lorsqu’on l’enfermera dans un verre de cristal de Bohême, comme s’il regrettait, rampant le long des parois de ce transparent exil, les rêches terrasses brûlées de soleil qui l’ont vu naître. A moi aussi, l’ivresse de la reverdie fera monter mille larmes aux moignons des rameaux que l’on m’a ôtés pendant la morte saison afin que jamais je ne perde ma vigueur. Ces larmes, c’est aussi pour le fruit, parti féconder d’autres terres ou d’autres gosiers, que je les verserai.
On dit en effet que le vin fait des larmes, que l’ivrogne sanglote, que la vigne pleure… Quant à moi, cep d’Arvine perdu parmi tant d’autres qui composent un verdoyant camail à la vallée du Rhône, j’ai une terrible envie de pleurer. Pleurer de tristesse en voyant partir la saison du repos, en regrettant mes sarments perdus… mais pleurer de bonheur aussi, car bientôt, moi aussi, je vais revivre et porter du fruit.
Le 24 novembre 2006