Pour créer une esthétique du flou, il faut être très précis... c'est le défi que s'est lancé Laurent
Trousselle en écrivant "Marche, arrêt, point mort", un roman qui, outre sa trame de thriller, constitue un tour de force linguistique et littéraire. Pourquoi? Vous le comprendrez en le lisant
jusqu'au bout, je ne déflorerai pas le fin mot de l'affaire. Simplement, sachez que ce court roman, écrit par un auteur belge installé près de Zurich, est original, très travaillé mine de
rien, et recommandable en fin de compte.
Je commence par rappeler brièvement le récit, narré à la première personne par une personne qui habite en Suisse et se mue en terroriste autonome après un grave accident d'alpinisme.
Vengeance personnelle? Revanche sur un monde qui lui semble inique? Le personnage principal a, il faut le dire, quelques motivations libertaires bien ancrées derrière la tête. Sa démonstration de
l'inexistence de Dieu n'est guère convaincante (on peut bien prouver cela et son contraire, mais en définitive, c'est une question de foi, non de preuve), mais on sent là quelqu'un qui pense, qui
a même un coeur, en dépit de ses habitudes soudain homicides.
Et c'est là qu'intervient le flou. Car ce personnage principal, le lecteur va le découvrir tout au long du roman, littéralement de bout en bout. Laurent Trousselle lance son propos comme un
murmure: "Qui suis-je?" Cela lance le lecteur dans quelques pages très introspectives, qu'on a pu dire rebutantes mais qui fonctionnent sur un lecteur ouvert à une forme un peu alternative
de thriller. Ainsi apprend-t-on que le narrateur vit à Zurich, dispose de beaucoup d'argent, parle très peu et n'a pas d'amis - personne, donc, pour lui renvoyer sa propre image. C'est dans cette
première partie que l'auteur glisse plusieurs encadrés présentant certains aspects liés aux explosifs, rédigés de manière très professionnelle. Comme une idée qui passerait par la tête de la voix
qui raconte...
... on voit soudain le personnage principal entrer en action. Les encadrés cessent alors, comme si, de la théorie, on passait littéralement à la pratique, qui se passe de manuel. Le personnage,
lui, continue de cultiver ses zones d'ombre. Victime d'un grave accident d'alpinisme, il se rééduque en secret, tout en présentant au monde l'image d'une personne accidentée qui a besoin d'une
canne pour se déplacer. L'envie de maîtriser son image (ou le flou qui entoure cette image) se traduit également dans la manière dont il achète le matériel nécessaire à la construction de bombes
artisanales: certes, le personnage se procure 25 kilos de désherbant, mais il achète aussi du matériel de jardinage pour que ça fasse plus naturel. La préparation de bombes est du reste une
alchimie pour le personnage principal.
Un personnage principal qui n'a pas de nom. Les figures qui évoluent autour de lui n'ont guère de visage non plus, et semblent des marionnettes de carton auxquelles l'auteur donne le plus
souvent, en lieu et place de noms, les appellations conférées par le narrateur: Flicart Natel, Kiné, etc. - autant de sobriquets nés des caractéristiques qu'ont les membres de l'entourage du
personnage principal. Souvent, le narrateur lance "J'exagère" - encore ce goût de la mise en scène, de la volonté de se cacher, derrière des fanfaronnades cette fois.
L'action elle-même vise à brouiller les pistes. Disciple avoué du mathématicien et terroriste Unabomber, le narrateur place ses bombes un peu partout: une fois dans un train, une fois dans une
école, mais toujours dans ce havre de paix qu'on appelle la Suisse. Résultat: les soupçons se perdent entre les terroristes islamistes, les extrémistes de droite, etc. Cela, avant que l'étau ne
se resserre.
L'ouvrage recèle, enfin, quelques astuces linguistiques qui ne sont pas dépourvues de sens. Le seul helvétisme manifeste est par exemple le mot "Natel", qui désigne le téléphone portable en
Suisse. A ce mot original, l'auteur confère un sens nouveau: "Cet appareil permet de pister les gens comme moi, de les localiser, [...]. Vivement pour lui, qu'on se le fasse tous greffer!" (p.
150). Autre astuce importante: Ivon Trousselle prête sa signature aux rapports de police reproduits dans l'ouvrage (et en est dûment remercié), tout comme Charly Veuthey (l'éditeur, qui apparaît
comme officier de la police judiciaire).
Laurent Trousselle, Marche, arrêt. Point mort, Fribourg/Genève, Faim de Siècle/Cousu Mouche, 2007
Photo: Laurent Trousselle; mot-clef-net.