Il y a quelque temps que je laisse entendre qu'il y aura un papier à ce sujet dans ces colonnes. Alors, le voici: après la Palme d'Or,
il est temps d'écrire quelques mots sur le roman de François Bégaudeau "Entre les murs", paru en 2005 chez Verticales. Vu le nom de l'éditeur, je dois avouer que je m'attendais à un texte très
hermétique, expérimental et difficile à souhait. Il n'en est rien, la lecture est agréable et fluide... mais "Entre les murs" ne se contente quand même pas de raconter une histoire (au
contraire: le lecteur a plutôt l'impression qu'il ne se passe rien dans ce lycée parisien "sensible"), et ses positions en font un ouvrage foncièrement original, moderne et
actuel.
Le titre, déjà, a un côté polysémique: on est à Paris, donc à l'intérieur des murs, mais pas mieux lotis qu'ailleurs. Et d'emblée, avec un titre pareil, le ton est donné: l'auteur nous
invite à un huis clos. On peut même y voir une métaphore de la classe sociale dont les élèves du collège ne sortiront jamais, en dépit des protestations forcément fausses de "qui
veut, peut" du discours de fin d'année, relaté en fin de roman.
L'enseignant démystifié
Il y a, dans "Entre les murs", une volonté opiniâtre de démystifier le métier d'enseignant de collège. Quels sont les exemples qui vous viennent à l'esprit, chers visiteurs, si je vous dis "roman
dont le héros est un prof"? J'en ai deux: "Le Cercle des Poètes disparus" de N. H. Kleinbaum, et "Le Naïf aux quarante enfants" de Paul Guth - deux ouvrages qui montrent la fonction du professeur
comme un révélateur de génies un peu subversif, et comme la personne qui va dévoiler les élèves à eux-mêmes. Rien de tout cela ici: l'enseignant est présenté comme quelqu'un qui est revenu
de toutes ses illusions, et ne s'accroche pas à des passions finalement personnelles ("l'Autriche, on s'en fiche", dit en substance le narrateur quelque part - merci pour ce petit pays de l'Union
européenne!). Il joue à l'occasion un rôle de garde-chiourme, et a la gâchette facile. Enfin, il lâche rapidement prise face au niveau plus que médiocre de ses élèves, se mordant littéralement la
langue lorsqu'il utilise un mot apparemment compliqué, cachant tant bien que mal ses propres faiblesses, mais n'hésitant pas à éclairer d'un jour cru celles de ses élèves à l'occasion (p.
249).
Tout cela laisse au lecteur averti l'impression qu'à l'instar des bagnards et des fonctionnaires, les élèves sont situés dans un statut de "rapport spécial" par rapport à l'Etat, sans que rien ne
soit fait pour l'adoucir. Rapport spécial souligné, par ailleurs, par le fait que seuls les élèves sont systématiquement décrits par leurs habits, ou plutôt par les marques et devises qu'ils
arborent.
Huis clos en deux lieux
Comment le romancier, par ailleurs également enseignant (ça se sent), présente-t-il l'univers où évolue son narrateur? Je l'ai dit, l'école est présentée comme une forme de huis clos divisé
en deux lieux essentiels: la salle de classe et la salle des profs. La classe est le lieu où se rencontrent et s'affrontent les élèves et l'enseignant, le professeur luttant pied à pied pour
maintenir son autorité à la manière d'un toréador face au taureau. La salle des profs? C'est un peu "la planète des singes", où les enseignants se retrouvent pour, finalement, discuter sans
fin des difficultés en classe - au risque de tourner en rond. Les collègues du narrateur n'ont guère envie de se battre pour le destin de l'un ou l'autre de leurs élèves. Ils le font pour un
élève chinois menacé d'expulsion; mais cela n'aboutit pas. Dérisoire opération... tout cela est emporté par le charroi de la vie, qui fait tout oublier, qui donne à tout une valeur égale donc
inexistante: tel élève est parti? On en prend note, on classe, on n'y revient pas.
Au fond, c'est là le portrait d'une humanité si fréquente, agitant les grands mots de solidarité mais se débinant, ou n'agissant pas beaucoup, au premier prétexte - rien d'héroïque dans
ces enseignants qui, au contraire, se réjouissent de toute promotion, y compris à la Réunion. Plutôt les Dom-Tom...
Itérations
Tourner en rond, ai-je dit plus haut? Voilà bien une expression qui colle à ce roman, fait d'itérations et de répétitions sans fin, sans cesse variées et sans cesse identiques. Fin
littérateur, le romancier en joue: il fait commencer chaque chapitre par un passage par le sas d'une brasserie proche de l'école, où l'on retrouve un habitué. Et un peu plus loin, l'élève
Dico (quelle antinomie dans le nom!) interpelle systématiquement le narrateur - et finit toujours, dans le chapitre, par se retrouver chez le principal. La salle des professeurs est
également le lieu de petits gestes sans cesse recommencés: faire marcher la photocopieuse, glisser des pièces dans la fente de la machine à café. Les sentiments en sont comme par hasard absents,
au-delà de réjouissances factices et purement professionnelles!
Itération également au conseil de discipline, où aucun élève proposé au renvoi ne trouve grâce: c'est comme si l'on voulait se débarrasser des éléments perturbateurs (c'est-à-dire de presque
tout le monde). Ca sonne vrai (n'importe quel enseignant s'est sans doute retrouvé dans l'une ou l'autre des situations décrites), mais c'est finalement aussi, avec tout ce qui se répète
également dans ce texte, une métaphore sur l'aspect cyclique, forcément répétitif, de l'existence. A ce régime, l'orange pourrie qui se trouve dans le casier du narrateur, et dont l'odeur
accompagne ses dossiers (p. 155), n'est-elle pas une image d'un monde pourri, celui de l'école?
Jeux de langue
Une autre force de ce roman réside dans l'usage que son auteur fait des registres de langage, entre la neutralité factuelle, crue, de la narration, et les expressions fleuries des élèves, rendues
au plus près. Janus bifrons dans cette affaire, l'enseignant, professeur de français d'ailleurs, rappelle régulièrement que l'écrit n'est pas l'oral - et démontre qu'il connaît le langage de
ses élèves, verbal ou non. C'est un jeu nécessaire au réalisme du roman, mais aussi paradoxal, puisque l'écrivain use justement du registre oral pour transcrire les dialogues, fort nombreux et
porteurs de sens, de ce roman.
Quel bonheur?
Au terme de cet exposé éclairé au tube néon du monde des collèges dits "sensibles", vu l'attitude finalement pusillanime des adultes censés encadrer les élèves, l'épisode de la fête de clôture
(et du discours) sonne franchement hypocrite.
Une hypocrisie qui tranche avec le tout dernier passage de ce roman relaté par brèves séquences, où l'on voit les élèves jouer au basket, avec le professeur comme spectateur: là, les élèves ont
des règles qu'ils respectent. C'est leur monde (et l'enseignant a la sagesse de ne pas y pénétrer, même si on l'y invite). Et indirectement, c'est nous qu'ils interrogent, à la manière du
dialogue qu'on trouve également en page 249: sommes-nous vraiment plus heureux, dans nos emplois du temps professionnels souvent peu drôles, qu'un jeune des banlieues qui met un panier dans le
cadre d'un match homérique? Par-delà le monde scolaire, telle est sans doute la question que ce roman renvoie à chacun d'entre nous.
François Bégaudeau, Entre les murs, Paris, Verticales, 2005.