
Sur un blog
ami, j'avais signalé que j'étais en train de lire un bouquin sur les trafics d'armes. Ce
n'était pas de la blague, puisque je suis effectivement en train de compulser l'ouvrage que Laurent Léger a consacré à ce sujet délicat et sensible.
J'en suis à peu près aux deux tiers, et un constat peut d'ores et déjà être fait: l'auteur privilégie l'approche par personnes, retraçant le portrait des trafiquants et, ce faisant, peignant le
contexte dans lequel ils évoluent: Liberia, ex-Yougoslavie, Iran, etc. Une approche pertinente qui permet de découvrir des personnalités hautes en couleur. Dans ce milieu, il y a même un monsieur
qui s'appelle Monsieur... et un autre qui s'est reconverti dans la poésie (peut-être le connaissez-vous) et les beaux-arts. Comme quoi ça mène à tout, et les voyages peuvent nourrir toute
une inspiration.
Il y en a un autre qui a retenu mon attention, et dont l'ouvrage parle également. Non pas en tant que trafiquant, certes: le commerce de machines de mort n'intéresse que ceux qui s'y adonnent, et
ne réfléchissent pas trop aux conséquences de leurs actes (mais réfléchissons-nous toujours aux conséquences des nôtres? Quant à moi, quand je lis ce genre de truc, je suis partagé entre la
consternation et la recherche de la manière de profiter moi aussi du pactole... mais Laurent Léger en parle assez peu). Ce qui m'intrigue plutôt, c'est l'aspect "chasse à l'homme" qui
l'accompagne.
Je m'explique.
Celui qu'on surnomme le "Bill Gates des trafics" fait en effet l'objet de nombreux sites Internet qui ne lui sont pas toujours favorables (loin de là!), tenus par des passionnés, bien informés ma
foi, qui s'amusent à repérer ses avions, puis à les signaler, voire à poser leurs exigences aux institutions des pays où ils apparaissent: confisquez tel avion, arrêtez son propriétaire.
Fort bien, me direz-vous: c'est la justice citoyenne, dont l'émergence forte a justement été rendue possible par la simplicité du Web. Chacun émet son avis, pose ce qu'il considère comme ses
exigences légitimes, fonce même dans d'immenses raisonnements pour démontrer qu'il a raison. Et on finirait par les croire, tant c'est du solide, et tant ça part d'un sentiment de porter la
justice.
Une telle démarche n'est-elle pas, cependant, au-delà de la "ligne jaune" (terme utilisé par un Laurent Léger journalistiquement pragmatique), voire rouge? Sans aucun doute, ce trafiquant d'arme
se soucie-t-il comme d'une guigne de ce que font une équipe de blogueurs certes mordus, mais qui restent des amateurs. Sans doute, même, n'a-t-il même pas le temps de s'y intéresser. Mais des
âmes plus faibles, ou plus exposées, pourraient (peuvent - et peut-être même que cela s'est déjà vu) céder à un tel harcèlement. Par ailleurs, le parti résolument "anti" pris par
les blogueurs n'équivaut-il pas à émettre un jugement avant même que les institutions, l'Etat ne l'aient fait? Voire à faire fi de la présomption d'innocence dont bénéficie n'importe qui jusqu'à
ce que le juge ait rendu son verdict? On peut ne pas être d'accord avec le trafic d'armes (c'est mon cas, et sans doute êtes-vous nombreux à penser comme moi); mais jusqu'où peut-on aller? Il
n'est pas du ressort du citoyen, à mon avis, de se substituer aux pouvoirs exécutif (les flics) et judiciaire (les tribunaux) de son pays ou des instances qui les transcendent. Quand la justice
tranche, c'est au nom du peuple, de l'Etat de droit - du moins en théorie. Mais quand un blogueur attaque quelqu'un, si abjects que ses actes semblent être, il n'engage que lui-même. Ce qui est
assez troublant quand il s'érige en redresseurs de torts au nom d'une justice prétendument défaillante. Cela relève d'un Etat de fait, et à ce régime, pourquoi ne va-t-il pas directement
casser la figure au gaillard?
Bon, je retourne à mon bouquin... il ne m'a pas encore parlé de la Tchétchénie, et ça m'étonne un peu. En revanche, pour ceux que ça captive, Carla del Ponte y figure. Côté gentil ou méchant? Je
vous laisse la surprise...
Laurent Léger, Trafics d'armes, Paris, Flammarion/Enquête, 2006.