Lu par Alice, Anne Sophie, BDA, Jane Austen And Her World, Cloclo, Florence Chevalier, Lexie, Lily Martinez, Lune et plume, Miss Maureen, Sans grand intérêt, Thychat et Cloclochette, Tiphaine, Zakath Nath.
Défi Premier roman.
C'est un roman qui oscille entre Jane Austen, "La Dame aux Camélias" et "Les Feux de l'amour"... et assume l'équilibre périlleux de cette triple filiation. Avec "Amour, orgueil et préjugés", Jess Swann a fait en 2013 son entrée dans le monde des lettres et de la romance, avec une adaptation moderne du célèbre "Orgueil et préjugés" de Jane Austen. Celle-ci pose avec acuité la question des forces et des limites d'une telle démarche.
Rappelons brièvement l'intrigue: il y a quatre filles à marier chez les Nothfield, domiciliés à Limerick en Ecosse, et justement, une entreprise s'installe près de chez elles. Du coup, les intrigues marchent à cent à l'heure en vue d'obtenir la meilleure union pour (presque) tout le monde, y compris les copines. C'est parfois un peu arrangé, certes, et le hasard joue son rôle...
La force de "Amour, orgueil et préjugés" est sans doute d'avoir mis en évidence, au gré de quatre unions, les différentes motivations qui peuvent conduire au mariage, en un dosage varié de raison et de passion. Cela dit, la romancière indique, au terme d'un crescendo des unions, que c'est bien l'amour passion qui est préférable: c'est celui-ci, au travers du personnage de Cassandra, qui est décrit avec le plus de détails - et le seul qui mérite, dans un roman presque sage par ailleurs, l'honneur d'une scène d'amour physique passionnée, explicite alors que les autres descriptions sont elliptiques, décrite d'une manière particulièrement réussie, et montrée comme une apothéose. Naturellement, c'est Cassandra, la narratrice, celle à laquelle le lecteur s'attache le plus, qui le vit! On est bien loin de l'union fort raisonnable entre l'obséquieux (et je pèse mes mots) Stanley et Emily, ou de l'union de Nikki avec l'interlope mais responsable Matthew, provoquée par une grossesse non souhaitée.
La romancière fait le grand écart entre le temps de Jane Austen et notre siècle. C'est patent dès le début, par le biais d'une écriture globalement très écrite, avec des dialogues très sages et soignés pour tous, qu'ils soient riches ou juste normaux. Le lecteur regrette ici un tel choix, fait au détriment du naturel et de la justesse de l'expression. Les rapports entre personnages, aussi, laissent l'impression curieuse de moeurs d'hier transposées avec une adaptation minimale à notre époque. Doralee, la mère de Cassandra, s'avère ainsi une manipulatrice, désireuse d'un beau mariage pour Cassandra, qu'on adorera certes détester. L'auteure justifie cela par l'obsession des feuilletons télévisés; est-ce suffisant? La télévision peut-elle tourner à ce point la tête à une personne? En face, cela dit, le père de Cassandra, professeur retraité, fait figure d'homme qui garde la tête sur les épaules, et c'est reposant, même si cette voix raisonnable peine à se faire entendre.
Les personnages de "Amour, orgueil et préjugés" manquent parfois de souffle ou de cohérence pour tenir sur un peu plus de 400 pages. Axés sur les questions amoureuses, ils en oublient parfois d'être eux-mêmes. On appréciera certes le caractère odieux et ombrageux de Damon Drayton, homme d'une richesse caricaturale (jet privé, club de golf, logis à Londres, etc.) mais l'auteure semble oublier que c'est aussi un manager soucieux de son entreprise: si elle suggère quelques pistes en début de roman, envisageant des difficultés pour l'entreprise dont il est responsable avec Matthew Lorley, elle ne les exploite pas plus loin. Matthew Lorley et Damon Drayton semblent des cadres dirigeants bien désoeuvrés et insouciants!
Dans la même idée, les décors restent bien à leur place de décors: les relations amoureuses étant au premier plan (encore et toujours!), le lecteur ne verra pas grand-chose de Limerick ou de Londres dans "Amour, orgueil et préjugés", et ne rêvera guère face au pittoresque de ces lieux, qu'il soit réel ou révélé par l'art de l'écrivain.
Alors certes, l'histoire fonctionne si l'on s'en tient aux sentiments amoureux. L'auteure en dégage les ressorts avec justesse, en mettant l'accent sur quelques rituels obligés comme la danse (salsa: il faut être de son temps) ou la conversation intellectuelle sur les classiques de la littérature - qui, soit dit en passant, aurait même mérité d'être plus pointue. Mais une telle démarche est-elle encore praticable après "Belle du Seigneur" d'Albert Cohen, qui a su démystifier un à un les passages obligés du roman sentimental? "Amour, orgueil et préjugés" joue à fond la cartes des sentiments, certes. Mais il met aussi en évidence, de manière parfois crue l'impossibilité, ou du moins la difficulté, de transposer certaines situations, à deux siècles de distance. Ce roman pose en somme la grave question: "Orgueil et préjugés" serait-il possible aujourd'hui, quasiment tel quel? Au lecteur de répondre...
Jess Swann, Amour, orgueil et préjugés, Semsales, Les Roses Bleues, 2013.