"La posture un rien crâneuse de la traductrice décupla ma colère. - C'est mon histoire!" Un éclat de voix, une entrée en matière in medias res: voilà campée, dans une certaine mesure du moins, l'ambiance de "Croix de bois, croix de fer", dernier roman de l'écrivain suisse Thomas Sandoz. Cet opus tendu comme une corde à violon trouve sa place dans un hôtel un brin défraîchi dans les profondeurs des Alpes bernoises, où se tient un congrès de chrétiens compassés autour du défunt frère missionnaire d'un narrateur qui ne l'est nullement.
"Croix de bois, croix de fer" fait voler en éclats le cliché de la bonne entente, solide et infrangible, qui lierait deux frères. L'auteur adopte le point de vue du narrateur, un narrateur blessé par le livre de son frère, désireux sans doute de faire entendre sa voix, discordante, dans un congrès. Tout sépare les deux personnages, et la vie plus que tout: si le narrateur a pris ses distances avec la religion chrétienne d'inspiration réformée qui a baigné son enfance jusqu'à l'étouffer, le frère, devenu missionnaire, y a trouvé sa voie, quasiment jusqu'à s'y perdre.
Le cadre de l'hôtel a toutes les caractéristiques de ces lieux où, dans les romans anciens tels que l'"Heptaméron" de Marguerite de Navarre, une poignée de personnages sont coincés par les circonstances ou la météo et se racontent des histoires - une ressemblance accentuée par le double isolement de l'hôtel, placé à la campagne et battu par une tempête destructrice. Dans "Croix de bois, croix de fer", vu à travers un homme qui ne se sent jamais à sa place dans ces lieux, l'endroit s'avère rapidement étouffant, et l'auteur excelle à dégager cette atmosphère. Elle résulte de l'interaction entre des personnages confits dans une foi hypocrite et complaisante, une attitude qu'on retrouve d'une certaine manière dans les portraits de missionnaires, volontiers paternalistes ou monomaniaques, qui émaillent le récit.
Relatés de manière chronologique, les épisodes du passé familial du narrateur constituent une respiration dans le récit, une manière de voir autre chose que les Alpes divines et écrasantes. Mais l'auteur ne laisse pas le lecteur s'en tirer à si bon compte: l'ambiance familiale est également étouffante, et c'est dans la transgression vécue par le narrateur qu'enfin, par bouffées éparses, le lecteur respire: séances de cinéma où l'on visionne "Police Academy II", cigarettes fumées en cachette, émancipation, puis formation professionnelle éloignée de ce que les parents, eux-mêmes anciens missionnaires, avaient prévu. Cette narration d'un destin familial caractérisé par une fusion difficile (ce que l'auteur illustre par la difficulté à trouver une photo où toute la famille est réunie) est aussi celle de l'éloignement de deux êtres, deux frères, que le sang aurait pu rapprocher.
Après "Malenfance" et "Les temps ébréchés", romans à forte charge poétique, Thomas Sandoz étonne en proposant un roman bien ancré dans le réel, qui creuse l'ambiance d'un congrès où, soudain, s'est introduit un grain de sable: le narrateur. Complaisance ou franchise, quelle sera sa position en fin de récit, lorsqu'il sera invité à s'exprimer et à s'engager? La note finale s'avère ouverte, suggérant que le narrateur a choisi de tourner une page, même si l'acte a été douloureux: en somme, la vie peut commencer une fois tournée la dernière page du roman.
Thomas Sandoz, Croix de bois, croix de fer, Paris, Grasset, 2016.