Ouvrez la fenêtre. Observez ce qui se passe dans le bureau où travaillent quatre garçons. C'est sur ce genre d'image en plan rapproché que s'ouvre le roman "Croquignole" de Charles-Louis Philippe, récemment réédité: paru en 1906, ce livre a été pressenti pour le prix Goncourt avant d'être écarté en dépit du soutien d'Octave Mirbeau. Il porte un regard à la fois tragique et empathique sur le petit monde terne des burelains de son temps.
Tragique et empathique, mais aussi rapproché. Il y a chez cet auteur un travail intéressant de la focale, qui se traduit par une forme de travelling avant l'heure qui constitue la structure du premier chapitre. Les descriptions y sont travaillées en plans rapprochés, dans un grand souci du détail. Tout commence en effet par une longue description de la fenêtre du bureau, vue à hauteur humaine. Puis le regard se balade tour à tour sur les quatre hommes qui, dans ce bureau, exécutent un travail mal défini.
Sans insister sur le côté étrange de ces personnages, se contentant de les montrer tels qu'ils sont, l'auteur construit, en un chapitre, une exposition dans les règles de l'art. Le lecteur note les répliques décalées, quasi humoristiques, et les traits de caractère un peu fous (par exemple Paulat, dit "le roi des animaux") qui font de chacun des employés une figure particulière.
A cette exposition masculine, la présentation des deux personnages féminins du roman fait un pendant pertinent. Comme s'il s'agissait d'un motif récurrent, la fenêtre revient chez Angèle. Fenêtre qui donne sur le cimetière, comme si cette perspective annonçait ce que "Croquignole" peut avoir de funèbre, de tragique - un tragique tempéré ici par une sorte de déni du réel: pour Angèle (qui porte un nom d'ange... ce qui nous rapproche à nouveau du thème de la mort), la fenêtre donne sur la machine à coudre. Figure féminine importante mais discrète, Angèle est le pendant de Fernande, qui deviendra la copine dépensière d'un Croquignole fort généreux.
L'irruption de femmes dans le monde bien réglé des hommes du bureau (et vice versa) est en effet le noeud de l'intrigue, longuement préparé: on ne se mélange qu'en deuxième partie du roman, la première partie, descriptive, presque statique, tenant les hommes à part des femmes et se contentant de peindre les forces en présence. Deux femmes, quatre hommes: l'auteur poursuit deux histoires d'amour diverses, voire opposées, dont deux hommes, Croquignole et Claude Buy, seront les protagonistes actifs.
Côté Angèle, en effet, on se trouve dans la figure classique, bourgeoise et morale, du ménage à trois: Angèle a un amant, un autre homme profite de son absence pour pousser ses pions, et la fille se suicide, ne pouvant supporter d'avoir ainsi été utilisée, pour ne pas dire abusée. Le lecteur se souviendra de cette fille discrète, dont le nom de famille n'est même pas bien défini aux yeux de son chef: Leneveu, Lanièce, Latante, l'auteur s'amuse, soulignant le caractère à la fois laborieux et insignifiant de ce personnage présenté comme insignifiant (mais par cela même mémorable), qui se résume à son travail de chemisière.
En face, côté Fernande, on sort le grand jeu. Fernande est d'emblée présentée comme l'élément majeur du duo de femmes. Son amant sera Croquignole, et l'auteur fait de ce dernier une figure romantique flamboyante. Il souligne dans le détail les dépenses qu'il consent pour Fernande, en grand seigneur, et évoque une complicité fondée sur la chimère anatomique des foies blancs et noirs - comme si chacun avait plus qu'un foie. Faisant écho au suicide d'Angèle, figure mineure du roman, celui de Croquignole apparaît à l'autre extrême; il est causé par un prétexte futile, celui de la perspective du manque d'argent. Question, dès lors: pour échapper à une fille vénale avec élégance face à ses pairs, le suicide est-il la seule issue?
Si morne et tragique qu'en soit l'issue, "Croquignole" demeure un roman narré sur un ton familier et sympathique, observateur fin des petites gens, des figures qui ne sont pas sans rappeler les employés de bureau d'un Georges Courteline. Cela, dans un esprit naturaliste après l'heure, débarrassé de toute dramatisation excessive. "Croquignole" est ainsi un roman mesuré qui dessine, finement et avec empathie, le rapprochement d'une demi-douzaine de personnages attachants, parfois gouailleurs, que la vie finit par broyer.
Charles-Louis Philippe, Croquignole, Paris, L'Imaginaire/Gallimard, 2011 (réédition).
commenter cet article …