Lu par Francis Richard.
Connu pour ses romans policiers, Joseph Incardona offre avec "Permis C" un roman d'une autre trempe - son livre le plus personnel, dit la quatrième page de couverture. Sur la couverture, justement (photo de Marta Nardini), un gamin fait la planche, les yeux clos, les lèvres dessinant un sourire énigmatique. Ce gamin, est-ce celui que le lecteur va entendre parler tout au long de ce dixième roman de l'écrivain?
"Mon père avait perdu son travail, et il fallait à nouveau déménager." L'incipit pose d'emblée un contexte marqué par l'instabilité, vécue par un enfant d'une douzaine d'années. On pense vite aux implications: nouvelle école (la dixième en sept ans), nouveaux camarades (ou pas), nouveaux p'tits cons qui harcèlent le gosse. Sa situation est dessinée rapidement: enfant d'une mère suisse et d'un père italien vivant du côté de Genève dans les années 1979, il se trouve dans un no man's land identitaire qui l'empêche de s'intégrer au camp des Italiens pur jus (durant les vacances) ou à celui des Suisses de souche (à tous les autres moments). L'auteur suggère ainsi que si l'initiative xénophobe Schwarzenbach (1970) n'a pas passé l'épreuve des urnes, il restait encore, à la fin des années 1970, des gens qui n'en pensaient pas moins à l'encontre des immigrés italiens.
L'auteur dessine donc un gamin ni Suisse ni Italien, "guelfe au gibelin et gibelin au guelfe" pour reprendre le mot de Montaigne, qui prend des coups, beaucoup, mais qui sait aussi trouver des chemins pour pallier l'isolement. Et qui cherche aussi sa route, entre enfance et adolescence. L'auteur joue d'ailleurs sur les deux tableaux, en alternance, en finesse ou avec vigueur. Ainsi, l'enfant est capable de négocier l'asservissement d'un plus faible que lui contre la collection complète des Buck Danny; et l'adolescent découvre qu'il peut plaire aux femmes et.. que son sexe a une vie propre. Ainsi dessine-t-il ce moment particulier où l'on a un pied dans cette enfance difficile à quitter quand même, et l'autre, déjà, dans ce qui sera le monde adulte. Roman d'apprentissage, alors? Il y a de ça.
Le ton de la narration interroge le lecteur. Qui parle, en effet? Est-ce le gamin? Est-ce l'adulte qui se souvient? L'auteur ose un mode intermédiaire. Dès lors, "Permis C" a la voix particulière d'un adulte qui tient à relater sa vie d'enfant telle qu'elle fut, avec le minimum de recul possible... mais avec des mots qui, souvent, sont ceux d'une grande personne. Là aussi, l'écrivain cherche à jouer sur deux tableaux, avec succès: il crée une voix tout à fait personnelle.
Et ce "Permis C", alors? En droit suisse, le truc qui donne son titre à ce livre est un permis de séjour permanent remis aux étrangers vivant en Suisse depuis un certain nombre d'années, pouvant faire montre d'une certaine stabilité de vie. Stabilité... Celle-ci n'est de loin pas acquise pour la famille de l'enfant mis en scène, dont le père accumule les jobs précaires, dont la mère va peut-être divorcer. Cela, sans oublier le rejet constant dont l'enfant narrateur fait l'objet. Du coup, la narration confère à ce document administratif le caractère d'un inaccessible Saint Graal, porte ouverte à une intégration sereine... et gage, en l'occurrence, d'une impossible stabilité.
Oscillant sans doute entre souvenir et recréation d'une enfance passée, l'écrivain a dû mettre quelque chose de sa vie dans ce livre, que l'éditeur présente comme un "roman". Une impression renforcée par les aptitudes en rédaction que l'auteur prête à son personnage. De bonheurs fugaces en péripéties pénibles, en tout cas, l'auteur dessine une tranche de vie essentielle d'un humain situé entre deux eaux à plus d'un titre, qui ne trouve pied nulle part, et qui se construit pourtant peu à peu au milieu des humains.
Joseph Incardona, Permis C, Lausanne, BSN Press, 2016.
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