Colossal ouvrage que celui-ci, fouillé, complet! Les éditions Intervalles ont eu l'heureuse initiative de publier "La Bataille de Penang", ouvrage signé John R. Robertson, en traduction française. Il y est question d'un épisode survenu au tout début de la Première Guerre mondiale, dans les mers qui bordent la Chine. Le coeur de l'épisode est vite résumé: le croiseur léger "Emden" coule deux navires de guerre, le Russe "Jemtchoug" et le Français "Mousquet", alors qu'ils sont au port. Les morts sont nombreux...
On l'a compris, l'essentiel, ici, ce sont les enjeux. L'auteur commence par quelques rappels historiques parfois oubliés, tels que la présence allemande en Chine avant-guerre, entre autres à Tsingtao (où ils ont fondé une brasserie qui existe encore), les rapports avec le Japon ou les forces et alliances en présence. Cela, sans oublier le souvenir des guerres de l'opium, opposant Anglais et Chinois, ni la situation fragile de l'empire chinois.
Peu à peu, la focale se resserre, en particulier sur le croiseur léger "Emden", qui fait vite figure de navire invincible, susceptible de surprendre tout le monde. Avant la bataille de Penang, il s'est emparé d'une vingtaine de navires commerciaux. Des prises importantes, comme le relève l'auteur: ce sont là des sources précieuses d'approvisionnement en charbon et en denrées diverses. L'auteur rappelle aussi que dans les mers d'Asie, on n'est pas forcément bien au courant de la guerre qui vient de commencer en Europe, les techniques de l'information ayant leurs faiblesses et lenteurs à l'époque. Tout le monde n'est donc pas sur ses gardes.
L'histoire telle qu'elle est narrée donne la part belle aux navires. L'auteur les décrit dans le détail. En militaire éclairé, il identifie à coup sûr les forces et faiblesses de chaque bâtiment, et rappelle aussi les stratégies qui font qu'ils sont là plutôt qu'ailleurs: à la veille de la Première Guerre mondiale, par exemple, la marine française avait disposé dans cette région ses bateaux de guerre les plus vétustes.
John R. Robertson analyse aussi en détail les causes d'une telle attaque de l'"Emden", qui paraît excessivement aisée au lecteur. Chaque détail est analysé: outre les qualités et handicaps des navires, il est aussi question de leur situation (navires immobilisés pour l'entretien - qui s'avère toujours lourd pour des bateaux à vapeur), voire de leur équipage. L'auteur promène son regard sur le personnel de bord avec respect et empathie, et évoque en détail le parcours et le caractère des cadres. Cela, sans oublier la figure du pasteur Cross, qui a commenté les événements sur place.
S'il se montre rigoureux dans la description, l'auteur sait aussi se faire critique lorsqu'il analyse les échos de cette bataille dans la presse et auprès des dirigeants politiques de l'époque. Il dénonce en particulier le fait que la presse anglo-saxonne, par commodité, a rejeté la responsabilité du désastre de Penang (pour les Alliés) sur la France, et démonte un à un les théories et arguments avancés. Précis, l'auteur s'efforce, avec succès, de rééquilibrer les responsabilités. Il rappelle aussi que l'histoire a su rendre justice à certains acteurs injustement tombés en disgrâce.
Quelques anecdotes émaillent le récit çà et là, mais l'auteur se concentre prioritairement sur un sujet qu'il aborde de manière factuelle. Son propos est illustré par de nombreuses citations, ainsi que par quelques cartes. Celles-ci sont succinctes, minimales; mais pour l'essentiel du récit et de l'exposition des enjeux de la bataille de Penang, elles sont suffisantes. Un choix complet de photos en couleurs vient rehausser "La Bataille de Penang": on y trouve les portraits des acteurs en présence, des vues de Penang, les navires et, avant tout, le monument édifié à la mémoire des morts du "Mousquet" à partir d'une ancre de ce navire de guerre, retrouvée bien après le naufrage. Enfin, une bibliographie imposante rend compte des nombreuses sources qui ont nourri le propos de l'auteur.
À noter aussi, de façon plus personnelle, que certains navires bien réels cités par John R. Robertson, tels l'Emden, le Scharnhorst ou le Gneisenau, apparaissent aussi dans "La Passagère de Stingray", roman de Gilles de Montmollin... chroniqué naguère ici.
John R. Robertson, La Bataille de Penang, Paris, Intervalles, 2016. Traduit de l'anglais par Olivier Colette.