Lu par Etudes coloniales. Ce qui fait peu de monde, et c'est dommage...
"Ma vie est un véritable roman. Quand tu seras grand, je te la raconterai et tu l'écriras." Il y a tout un programme dans l'incipit de "Un sujet français", livre signé Ali Magoudi. Psychanalyste français, proche des milieux entretenant la mémoire de Jean-Baptiste Botul dans un esprit ludique, Ali Magoudi se lance ici dans un projet littéraire sérieux et difficile: recréer le roman de son père. C'est que celui-ci n'a jamais tenu la promesse contenue dans l'incipit cité plus haut... et a emporté ses secrets dans la tombe. Dans la famille de l'auteur, seuls demeurent quelques papiers.
"Un sujet français" n'est pas exactement un roman. L'écrivain s'y met en scène recherchant une à une les pièces du puzzle qui constitue la vie de son père - dont il sait finalement peu de chose. C'est une option porteuse, riche même: le lecteur en apprend certes beaucoup sur la vie du père d'Ali Magoudi, Albdelkader, mais en en apprend énormément aussi sur l'auteur. Deux portraits se construisent ainsi face à face: celui d'un père qui a composé avec les méandres de l'histoire et celui d'un fils qui cherche, hésite, désespère avant de foncer à nouveau.
Le titre lui-même est tout un programme: "Un sujet français", c'est Abdelkader Magoudi, né à Tiamet, en Algérie, sans être d'origine française. Son statut n'est donc pas tout à fait celui d'un citoyen français à 100%. Avec pertinence, le blog "Etudes coloniales" lui attribue deux autres sens moins manifestes: le sujet de ce livre est une tranche de l'histoire de France, d'une France au coeur d'une Europe qui va de Moscou à Tiamet, et il y est question d'une généalogie qui se développe désormais en France. L'auteur est père d'un fils qui veut savoir, et s'intéresse à la rédaction de "Un sujet français". Conscient de sa responsabilité de transmetteur, l'auteur s'interroge d'ailleurs: sera-t-il à la hauteur des attentes de son fils?
Ce livre est donc celui d'une quête, pour ne pas dire d'une enquête. Le lecteur s'attache à son narrateur, à son auteur, qui met à nu: on le voit se réjouir des succès de sa quête, se désoler de ses échecs, se décourager, reprendre confiance, errer parfois. L'écriture paraît certes linéaire, sans surprise, platement chronologique. Mais en réalité, l'auteur sait ménager quelques suspens et dramatiser son affaire, faisant de sa quête un ouvrage de fiction. En particulier, il excelle à faire mousser l'aspect "Zehert" de la vie de son père - et le mettre en perspective une fois qu'il aura pressenti la vérité.
L'ouvrage est dépaysant, en plus: l'auteur emporte son lecteur dans ses bagages pour voyager à travers l'Europe et à travers le temps. Plongeant dans une généalogie dont les racines connues remontent à avant la colonisation de l'Algérie par la France, il dissèque la grande et la petite histoire en feuilletant des registres de police ou d'hôpital, des répertoires de plaintes, des listes d'écoliers, des inventaires de travailleurs français exilés en Allemagne pour travailler durant la Seconde guerre mondiale - de gré ou de force. Côté géographie, l'auteur va prendre le volant, quitter Paris. Au plus près, il va découvrir la tombe de son petit frère, le petit "Magoubi", enfant mort-né inhumé au cimetière musulman de Bobigny - et dont il n'a jamais rien su. Au plus loin, ses pas l'emmènent en Pologne et en Algérie, afin de tirer au clair ce qui ne colle pas dans la légende familiale.
Au fil de son enquête, Ali Magoudi découvre un père qu'il ne connaissait pas... et décrit scrupuleusement ce qu'il ressent à chaque découverte, fût-elle désagréable. Sa qualité de médecin l'a certes habitué à prendre du recul face à des situations dramatiques; mais son projet met cette capacité à rude épreuve. L'auteur est-il en train de "tuer le père"? D'une certaine manière: son projet littéraire "Un sujet français" l'amène à remplacer un père mythique, idéalisé, mais largement méconnu, par une image plus réaliste, mais aussi plus riche, de la figure paternelle.
"Un sujet français" est un livre d'une rare et profonde sincérité. Le lecteur sera certes happé par cette quête et par la passion communicative qui entraîne l'auteur - quitte à être un brin déçu lorsqu'il déclare ne pas vouloir aller plus loin. Mais au-delà du caractère captivant du récit, peut-être voudra-t-il aussi en savoir un peu plus sur le parcours de vie de ses propres parents. En définitive, "Un sujet français" pose à chacune et chacun de ses lecteurs une sacrée question: connaissez-vous vraiment votre père?
Ali Magoudi, Un sujet français, Paris, Albin Michel, 2011.
commenter cet article …