Lu par Stella Noverraz.
Le site de l'auteur, celui de l'éditeur.
Défis Thrillers et polars et Premier roman.
"L'homme qui n'était pas un meurtrier se tenait sur la terrasse de son chalet d'alpage.": quel incipit! Par ces quelques mots, "Le dragon du Muveran" installe le décor, villageois et proche de la nature. Et l'auteur de ce roman tout neuf, Marc Voltenauer, pointe du doigt un personnage: celui qui, tout au long du roman, refusera l'étiquette de meurtrier, malgré les évidences. Sise à Gryon, dans le canton de Vaud, l'intrigue assume son régionalisme, tout en ouvrant son propos à quelques questions universelles, indispensables à l'intrigue ou plus périphériques, telles que l'auto-radicalisation, le statut des homosexuels, la vie villageoise, les enfants placés...
L'auteur jette toutes ses forces dans la bataille de ce premier roman. Celui-ci paraît donc riche, mais aussi touffu par moments, quitte à perdre en percutant: l'auteur se complaît parfois à décrire les personnages et leurs pensées, plutôt que de les montrer en action. En début de ce roman de 663 pages, alors que tout doit se mettre en place, le lecteur peut avoir l'impression de ramer.
Mais la générosité a aussi des avantages. Le lecteur se trouve donc face à un personnage principal riche. On relèvera d'abord son nom, surprenant: l'auteur l'a baptisé Andreas Auer, parfait homonyme d'un professeur de droit de renommée suisse, que j'ai moi-même potassé un peu à l'IDHEAP. Peu importe, cela dit: la figure est captivante, tiraillée entre un ego large qui le désigne comme un leader crédible, une homosexualité assumée au bout d'un parcours personnel qu'on devine tortueux et un hédonisme qui réserve quelques descriptions agréables: bons cigares, whiskies, supertoscans d'exception... Ce sont d'agréables contrepoints à une intrigue terrible, qui tourne autour d'un tueur en série mystérieux et astucieux et de quelques secrets trop bien gardés.
Qu'on en juge: assumant un côté sacrilège (le premier cadavre est retrouvé sur l'autel du temple de Gryon), chacun des homicides fait référence à des versets bibliques, et pas des plus célèbres. La bible et la pratique religieuse protestante constituent un fil rouge de l'ouvrage, dans une optique résolument réformée: plus d'un personnage connaît la bible parce qu'il l'a lue et a eu un épisode religieux sincère dans sa vie, même les policiers, qui se souviennent de leur catéchisme. Il est permis de penser ici au "Da Vinci Code"; mais là où Dan Brown propose un jeu de piste cérébral fondé sur une vision étroitement athée et universitaire, "Le Dragon de Muveran" offre un véritable roman policier protestant, construit avec les tripes et qui plonge bien profond, allant jusqu'à aborder la question de la culpabilité et du pardon et à évoquer quelques frictions possibles entre protestants et catholiques. Une question bien suisse, pour le coup, puisqu'il s'agit là des deux confessions historiques en Suisse.
Si Andreas Auer constitue un personnage complexe et passionnant, plus tourmenté qu'il ne veut bien l'avouer, le méchant qui lui fait face n'est pas moins captivant. Le romancier compose autour de cette figure d'éternel souffre-douleur un univers de tourments que cache le vernis d'une vie villageoise paisible: violé, abusé, baladé de famille en famille, mal aimé, l'homme est suprêmement intelligent, brillant même, et doté d'une force physique certaine. L'auteur parvient à rendre crédibles quelques agissements à peine croyables: ce bocaux pleins d'yeux qu'on retrouve par exemple chez tel personnage, comment y est-il arrivé? De la part d'un coupable si astucieux, rien d'étonnant... Cela dit, la mission "divine" d'ange exterminateur dont il se sent endossé donne à réfléchir au lecteur, surtout en ces temps où l'auto-radicalisation fait des ravages: le tueur en série, orfèvre du meurtre sanglant, se croit investi d'une mission divine, et ne se sent en aucun cas un meurtrier. Ainsi le lecteur en revient-il à l'incipit... et finit-il par ressentir une empathie coupable pour ce tueur en série ambivalent: acteur odieux, n'est-il pas aussi victime des circonstances?
Que de mots, que de richesses! L'entrée en matière n'est donc guère évidente. L'auteur attend du lecteur qu'il fasse l'effort d'entrer dans son monde et le suive dans des descriptions et théories dont la pertinence est parfois sujette à caution (qu'est-ce que Paul Watzlawick vient faire là? Et pourquoi tant de mots sur la pratique du poker comme clé d'un bon interrogatoire?). "Le Dragon du Muveran" est donc un roman copieux, dense comme une forêt impénétrable, révélateur d'un regard qui, s'il est principalement local (ce que souligne une langue qui assume ses discrets helvétismes), sait s'ouvrir sur le monde et évoquer des thèmes universels. Avec ses limites et ses forces, c'est un roman qui pourrait marquer l'histoire du polar en Suisse romande.
Marc Voltenauer, Le Dragon du Muveran, Lausanne, Plaisir de lire, 2015.