Lu par Francis Richard, Stella Noverraz,
Les sites de l'auteur et de l'éditeur.
Défi Rentrée littéraire.
Sortir un livre à la rentrée littéraire, c'est bien. En sortir deux, c'est mieux? C'est en tout cas le tour de force qu'a réalisé Abigail Seran, en faisant paraître simultanément un recueil intitulé "Chroniques d'une maman ordinaire" et son deuxième roman "Une maison jaune", dont il sera question ici.
Tout se passe sur trois quarts du vingtième siècle, l'ouvrage utilisant une maison comme décor et comme prétexte pour raconter les destinées de ses habitants. Des habitants dont le statut social évolue au fil des ans: le lecteur découvre la voix de trois jeunes femmes, la première issue de la bourgeoisie ambitieuse des années folles, la deuxième provenant de la diaspora italienne du milieu du vingtième siècle, la troisième native d'une mère familière des squats des années 1990. Déchéance? L'auteure a su montrer que les palais d'hier sont parfois les taudis d'aujourd'hui, promis à la déconstruction, sans égards pour celles et ceux qui ont vécu là, y laissant un peu de leur âme. Et plus largement, la romancière esquisse, en arrière-plan, l'évolution du quartier où se trouve cette fameuse maison.
L'histoire rapproche, peu ou prou, les trois femmes qui prennent la parole dans ce roman, à trois générations d'intervalles. Mais là n'est pas l'essentiel. Ce qui constitue véritablement leur point commun, c'est que l'auteure les saisit au moment crucial du passage de l'enfance à... quelque chose d'autre, qu'on pourrait nommer "l'état de femme". A chaque génération, en effet, sa manière de vivre ce passage et ses découvertes.
De la première femme, Léonie, l'auteure dessine le portrait d'une personne qui se fait ballotter par les circonstances (son mariage est l'exemple de la bonne grosse manip'!) et laisse l'impression de quelqu'un d'assez passif, et de finalement peu coloré: quelque chose entre le Frédéric Moreau et l'Emma Bovary de Gustave Flaubert, jouets de leur temps, chacun à sa manière. La figure de Pia s'avère plus complexe, et partant plus savoureuse: déracinée pour des réalités économiques, elle recherche ses marques dans son nouveau pays... et vit une sexualité qui n'est pas celle de tout le monde. De manière ponctuelle, l'auteure sait exploiter ce ressort pour ajouter du piquant au récit... et suggérer le poids des conventions sociales et familiales. Quant à Charlotte, la cadette des personnages principaux, elle évolue dans un monde proche du nôtre, libre mais non sans contraintes: à elle de trouver sa voie entre une mère divorcée et les malentendus des premières amourettes.
L'auteure réserve un rôle de choix à Charlotte, celui de recréer la mémoire de la maison dite "jaune". Le lecteur se retrouve ainsi face à une mini-enquête sur l'histoire du territoire. Un territoire difficile à localiser: est-il en Suisse, en France? Peu importe, en fait: l'essentiel, ici, est la richesse d'un regard rétrospectif sur un lieu donné.
Trois personnes, trois voix? Tel sera le bémol à accrocher à cet ouvrage, qui aurait gagné en contraste, donc en couleurs, à donner des voix plus différenciées, plus tranchées à des personnages que la société et les décennies éloignent. Cela, quitte à sacrifier à l'unité de ton! En particulier, le verbe de Charlotte paraît souvent bien sage, même si quelques relâchements langagiers transparaissent.
Enfin, le contexte de la grande histoire est lointain dans "Une maison jaune", et celle-ci a peu prise sur les lieux décrits. L'auteure saisit d'ailleurs ses personnages dans des périodes historiques relativement calmes, hors des temps de conflits en Europe occidentale. Ajouté à la sagesse du style, il en résulte, pour le lecteur, l'impression de découvrir en gros plan la micro-histoire de personnages et de lieux préservés, à certains égards, du temps qui passe. Sauf lorsqu'il est temps de déconstruire la fameuse maison... et qu'il est temps de lui donner une couleur qu'elle aurait toujours dû avoir.
Abigail Seran, Une maison jaune, Lausanne, Plaisir de lire, 2015.