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Tout commence par des poulets grillés. Déjà, on salive. Comme lorsque Jeanette Winterson, l'auteure de "La Passion", a publié sur son compte Twitter les photos de la viande du lapin qui bouffait son jardin et qu'elle s'apprêtait à manger avec de petits légumes - n'en déplaise à quelques personnes à la sensiblerie mal placée. L'écrivaine anglaise sait donner faim à son lectorat; et si sa prose est riche et exigeante, force est de noter qu'elle est accrocheuse aussi. Et qu'on en sort repu et content.
Le monde bien réglé de l'armée
"La Passion", c'est le roman d'une relation impossible entre deux personnage que tout rapproche et que tout sépare. Tout s'ouvre avec les poulets que le soldat Henri fait griller pour le service de Napoléon Bonaparte, dont il est devenu l'homme de confiance alors que l'empereur à l'appétit d'ogre s'apprête à se ruer sur la Russie. Rapidement, l'auteure installe le rapprochement pertinent entre les poulets qui grillent, trop nombreux pour que l'empereur puisse les manger tous, et les hommes qu'il lance au combat, en considérant les pertes humaines comme normales, de peu de valeur en somme: un gâchis qui ne compte pas. Sans compter qu'il ne mangera pas toute la Russie, pas plus que tous les poulets...
Et puis, Henri adore Bonaparte. Dès lors, l'auteure installe le thème de la religion dans son roman, de manière ambiguë: si Henri proclame qu'il ne croit guère en Dieu, force est de noter qu'il a intégré le logiciel de la foi catholique - et qu'il l'utilise, mutatis mutandis (c'est-à-dire pas grand-chose), pour ce nouveau dieu nommé Bonaparte. Gare à la désillusion, cependant: de même que l'athée nouvellement converti peut se montrer virulent, Henri finit par détester Bonaparte autant qu'il a pu l'adorer, à la suite d'un événement somme toute mineur. Ce virage, l'auteure le rend tout à fait crédible en lui donnant la forme de "la goutte d'eau qui fait déborder le vase".
Et d'une manière générale, en suivant Henri et la Grande Armée dans la campagne de Russie, le lecteur se dit qu'il a affaire à un univers certes contestable, mais aux lignes directrices bien définies, carrées et viriles, à l'instar de la discipline militaire. L'auteur ne pouvait guère montrer autrement le monde militaire où évolue Henri, où les certitudes (sexe, lieux, etc.) règnent. Ce sont des certitudes, après tout. Henri lui-même porte un vrai prénom.
Venise, ville mouvante
Ce qui n'est pas le cas de Villanelle, ainsi baptisée d'un nom commun, native de Venise, ville de légendes urbaines et de mystères. Un monde impeccable pour brouiller les certitudes, et l'auteure ne se prive pas de le faire - avec talent!
Ainsi Villanelle, actrice privilégiée des jeux de hasard, joue avec un parfait naturel le jeu de l'androgynie. Elle sait séduire les hommes qui passent à sa table de jeu, mais aussi les femmes - et c'est avec elles que, contrainte de cacher ce qu'elle est vraiment, elle connaît les expériences les plus troublantes.
Masquée pour mieux voir sans se faire voir, Villanelle est l'image de Venise, ville de carnavals. Là, et dès le début de la deuxième partie, l'auteure a un trait de génie en faisant de Venise une ville mouvante, en affirmant que d'un jour à l'autre, les lieux ne sont jamais les mêmes. Géniale observation, parce que n'importe quel touriste peut faire l'expérience de la complexité de la Sérénissime... et avoir l'impression que d'un jour à l'autre, les monuments se déplacent, facétieux, voire disparaissent. On se croirait chez Jorge Luis Borges, avec un supplément de légendes pour faire bon poids.
Au travers de Venise, enfin, l'auteure revisite les thèmes familiers du romantisme: il y a dans "La Passion" des amours impossibles, mais aussi un penchant pour la peinture des maladies et, naturellement, l'observation de Napoléon Bonaparte. Cette vision moderne du romantisme se nourrit d'un rythme fondé sur des phrases récurrentes qui suffisent à assurer des liens et sur des objets récurrents. Quant au rapprochement entre les certitudes de l'armée, monde viril, et le contexte mouvant d'un univers féminin autour de Villanelle, il suggère la confrontation actuelle entre une distinction claire entre deux sexes (masculin/féminin) et la possibilité d'un espace gris, flou et infiniment nuancé, entre les deux.
Jeanette Winterson, La Passion, Paris, L'Olivier, 2013, traduction de l'anglais par Isabelle D. Philippe.
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