Lu par Ronald Klapka.
Avec Laurent Binet et "HHhH", Reinhard Heydrich a son roman depuis 2010. Plus discrètement, l'écrivaine d'origine belge Anne Talvaz s'est intéressée à la figure de l'épouse de la "bête blonde", Lina Heydrich. Cela donne "Ce que nous sommes", un court récit où l'expérience de l'auteure se mêle à la vie recréée du couple Heydrich. Cela, dans l'idée d'une impossible empathie, énoncée d'emblée en italiques au début de l'ouvrage: "Mais quelque chose nous sépare pour de bon. Entre nous, il y a une différence d'âge de plus de cinquante ans, lourde de conséquences dans la région du monde que nous avons habitée. Lina a participé à la grande Histoire, et joué un rôle dans la création du lieu qu'en touriste je suis sur le point de visiter."
Ce lieu, c'est le camp de concentration d'Auschwitz-Birkenau. L'auteure décrit son expérience de touriste, une expérience marquée par une distance qui peut mettre le lecteur mal à l'aise: faut-il tout visiter, tout regarder? Comment approcher ce lieu chargé d'histoire? Cela, d'autant plus que le visiteur est seul à devoir chercher une réponse à cette question. Ce que suggère une mise en scène qui écarte progressivement les gens et laisse la narratrice seule, désenchantée aussi, alors qu'elle était plutôt entourée au début: une rencontre dans le train, des routards sac au dos, etc.
Suit une étonnante évocation de la vie quotidienne du couple, entre 1925 et 1945. L'auteure parvient à faire oublier, au gré d'anecdotes banales, voire cocasses (l'épisode des allumettes explosives), à qui l'on a affaire. Malaise encore... et exploration de la face humaine de Heydrich, épuisé par un travail dont il ne peut guère parler - ce qui installe un espace de non-dit entre lui et son épouse, présentée comme une femme qui, jeune et avec ses propres outils, a su tracer sa voie et s'imposer et, surtout, qui endure.
Heydrich? Le nom n'est indiqué qu'une fois dans "Ce que nous sommes", Lina et Reinhard étant le plus souvent désignés par leurs prénoms et éventuellement l'initiale de leur nom, comme la plupart des figures historiques qui les entourent. Est-ce une manière de les déshumaniser, ou au contraire de leur donner une aura qui dépasse la tragédie du régime nazi et tend vers l'universalité? Lina, c'est sans doute la femme qui vit avec un mari déclaré criminel, mort innocent en 1942: elle doit gérer l'encombrant héritage de celui qui pensa la "Solution finale", dont - et l'aura de secret qui nimbe "Ce que nous sommes le confirme" - elle n'a pas su grand-chose: "Lina H. a survécu, vécu, vit et vivra peut-être encore, comme nous tous; comme une innocente", interpelle la fin de "Ce que nous sommes".
Cette phrase termine le dernier chapitre de ce récit, un chapitre qui lui donne une allure cyclique: si "Ce que nous sommes" commence sur la narration d'un voyage de l'auteure, il s'achève de la même manière, sur les traces des personnages mis en scène. "Ce que nous sommes" est un ouvrage qui, de façon sobre, offre des regards multiples sur une femme plongée malgré elle dans l'Histoire. Ce petit livre dérange le lecteur et l'invite, mine de rien, à "chercher l'homme" comme, en d'autres circonstances, on serait invité à "chercher la femme".
Anne Talvaz, Ce que nous sommes, Chambéry, L'Act Mem, 2009.
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