Défi Vivent nos régions.
"Il y a, tu sais, dans l'Ecclésiaste, vers la fin, un très beau passage, qui dit à peu près ceci: ..."avant que se rompe le cordon d'argent, que se brise l'ampoule d'or...". Ce cordon d'argent, c'est la vie qui s'en va; mais c'est aussi l'amitié, notre amitié qui reste." Vers le milieu du roman, ces quelques mots tirés de l'Ancien Testament donnent tout son sens au superbe et mystérieux titre du roman "Le Cordon d'argent", auquel l'écrivain romand Léon Savary (1895-1968), journaliste et figure marquante de la littérature suisse d'expression française, a mis un point final à Berne en 1940.
L'auteur construit son ouvrage à la manière d'un opéra qui s'ouvre sur un choeur où tous les acteurs interviennent de concert en une belle scène d'exposition avant de se poursuivre sur des ensembles moins nombreux (les duos prenant la forme de dialogues, les grands airs étant représentés par des portraits littéraires aussi exacts que celui de Rouvet) et de s'achever sur une nouvelle prise de distance chorale: tout commence au sein de la société académique des Belles-Lettres, et tout s'y achève, dans un bel ensemble, d'abord total, puis fragmenté et lourd de tensions, et enfin reformé en une totalité plus saine.
Et si l'auteur excelle à dépeindre les événements de groupe, il est aussi habile à camper des lieux (on est à Genève, pas de doute possible, des lieux sont cités) et des personnages, voire des types, qui sauront fasciner. La figure du traître, évidemment, captive avant tout: le lettreux anarchiste Simon Rouvet est complexe, et l'auteur va jusqu'à creuser ses antécédents familiaux les plus concrets pour lui donner toute son épaisseur d'être manipulateur et odieux, mais qui cache une blessure, et amener le lecteur à y croire. Ses cheveux roux même le distinguent des autres...
Face à lui, Manou est la figure populaire par excellence, et l'auteur flirte avec la caricature en développant ce personnage paré de toutes les qualités. Prenant souvent la forme de dialogues aux répliques longues, les tensions s'installent aussi à l'occasion de vieux débats tels que l'opposition catholique/protestant - que l'auteur résout en un second temps en rapprochant, dans un esprit oecuménique, les deux amis qui aimaient à confronter leurs pratiques religieuses. Et si l'un prie pour l'autre dans la religion de l'autre, la réciproque est aussi vraie - et l'auteur ne manque pas de l'indiquer.
L'auteur offre donc un très beau roman sur l'amitié entre jeunes gens, rédigée dans un style classique qui, s'il n'a rien à faire avec une quelconque avant-garde romande, conserve toute son acuité. L'amitié se décline dans ses forces et ses vicissitudes, et l'auteur a l'habileté de planter dès le début, dans le premier chapitre, quelques fausses notes qui vont intriguer: René veut parler à tout prix à Manou, d'une manière peu naturelle entre amis, dès le début, mais on ne sait guère de quoi. Dissonance d'amitié qui installe un suspens accrocheur et rappelle les sonorités boiteuses du piano du local où se retrouvent les bellettriens. Et dissonance qu'on retrouve, d'un point de vue formel, dans l'apparition intempestive de verbes au présent dans un premier chapitre rédigé au passé.
Chapitre premier justement, sans doute le plus important: l'auteur en fait une scène d'exposition dans ce que cette expression peut avoir de plus fort, de plus canonique aussi. En dépeignant la tenue d'une réunion de la société des Belles-Lettres et son rituel, il fait oeuvre de poète. Il recourt volontiers au registre et au lexique de la liturgie catholique, qui lui est familier. Il n'en faut pas moins pour suggérer un ordonnancement; celui-ci s'oppose cependant au goût de la jeunesse pour un certain désordre. La tension entre ces deux pôles, extrême dans le premier chapitre du "Cordon d'argent", est pleinement assumée par l'auteur. Il s'en explique dans quelques paragraphes plus généraux sur la vénérable société d'étudiants.
C'est que de bout en bout, "Le Cordon d'argent" laisse au lecteur l'impression que l'auteur, en rédigeant un roman sur Belles-Lettres, rend également un hommage appuyé à cette société d'étudiants, à sa spécificité (notamment face à d'autres sociétés d'étudiants d'inspiration germanique, aux usages plus rigides) et à ses traditions - on pense aux rituels du sapin vert. Et c'est un ancien qui se montre le plus prolixe à ce sujet, comme si l'auteur avait voulu donner à un personnage qui a du recul le rôle de thuriféraire. Le portrait est saisissant et cordial; tout au plus aurait-on voulu que l'auteur développe davantage, de manière plus prégnante, l'idée que la société d'étudiants Belles-Lettres a contribué à la formation d'un certain esprit romand.
Lui-même ancien de la société des Belles-Lettres, Léon Savary offre ainsi un instantané d'une équipe de jeunes gens dont on sent qu'elle lui a été chère. On a pu lui reprocher d'avoir offert là un roman bavard (on pense à Pierre-Olivier Walzer, c'était dans le "Journal de Genève", le 14 avril 1979: "un roman bellettrien, rempli de vain bavardage", juge-t-il sévèrement). Alors certes, les personnages discutent beaucoup entre eux, et l'auteur use et abuse du dialogue pour faire passer des idées. Reste que ces dernières sont solidement étayées par des sources classiques ou modernes, et donnent à voir de jeunes gens cultivés, parfaitement au courant des débats d'idées du moment et désireux de "frotter et limer leur cervelle contre celle d'autrui".
Le lecteur d'aujourd'hui pourrait par ailleurs reprocher à l'auteur de n'offrir aux femmes que la portion congrue de son propos. On peut attribuer cette situation au fait que la société d'étudiants dépeinte est masculine au temps de l'écriture du "Cordon d'argent" (elle est mixte aujourd'hui, et présidée par Mme Joëlle Bettex pour 2014-2015). Reste que l'auteur est tout à fait en mesure de dépeindre de beaux personnages féminins, à l'instar de Clarisse, dite "Petit copain", la soeur de Manou: la qualité prend le pas sur la quantité, et l'auteur suggère, à travers quelques anecdotes, qu'en toute chose, il faut chercher la femme.
Le lecteur du "Cordon d'argent" goûte un roman solide, témoin d'une vision ambitieuse de l'amitié. L'auteur y partage aussi des souvenirs de jeunesse, tout n'étant pas dupe: âgé de 45 ans au moment où il achève "Le Cordon d'argent", il sait qu'il ne retrouvera jamais ce qui a fait la splendeur et l'éclat de ses vingt ans - ce que suggèrent les tout derniers paragraphes du roman, étonnamment gris et nostalgiques. L'amitié et la jeunesse étant des thèmes intemporels, comme l'est la langue de l'auteur, "Le Cordon d'argent" saura parler, à n'en pas douter, à tout un lectorat jeune ou moins jeune, à trois quarts de siècle de distance.
Léon Savary, Le Cordon d'argent, Lausanne, L'Age d'Homme, 1997. Première parution chez Victor Attinger, 1940.